Kroll, singulier pluriel

Le 1 Décembre 2022
Plan d’ensemble du site de Woluwe-Saint-Lambert, Belgique. © ADAGP, Paris, 2022.

Figure de l’architecture alternative, Lucien Kroll nous a quittés au cœur de l’été dernier, le 2 août, à l’âge de 95 ans. “C’est l’exception qui est la règle générale”, aimait-il à dire, justifiant ainsi un vocabulaire qui lui était propre. Hors norme, cela va sans dire. Il n’y a pas de Lucien sans Simone, son épouse potière et paysagiste associée depuis leur rencontre à tous les projets, attachés qu’ils étaient à une conception de l’architecture partagée. Se refusant à décider seul, Lucien Kroll soulignait que “pendant des années nous avons demandé aux gens de nous aider pour organiser leur paysage”. 
C’est dans l’effervescence de 1968 que s’élabore le projet manifeste de la Mémé, une résidence d’étudiants en médecine sur le campus de Woluwe-Saint-Lambert dans la banlieue de Bruxelles. Pièce d’un ensemble de huit bâtiments (dont seuls quatre seront construits), la Mémé est ainsi imaginée avec les étudiants qui proposent une autre façon de vivre le site universitaire. Dans cette dynamique, Kroll réalise en 1979, avec le paysagiste écologiste Louis Le Roy, la station de métro Alma, une architecture organique visant à “enchanter la réalité”. L’œuvre de Kroll, international et critique d’une certaine modernité qui fait des ravages, a trouvé un fort écho en France. L’architecte belge va ainsi intervenir dans les villes dites nouvelles et dans de nombreux sites périurbains.
Comme à Alençon (1978) ou dans d’autres ZUP désespérantes. En fait, il agit souvent comme un réparateur de l’urbanisme. Son projet d’Hellersdorf, dans l’ex-Berlin-Est (1994), est emblématique de cette démarche, avec la boîte à outils qu’il imagine pour faire marcher le quartier. À Dordrecht, aux Pays-Bas, le secteur de l’Admiraalsplein (1998) est conçu, lui, comme “un conglomérat” dans un ensemble des années 1960. L’héritage de Kroll est aux antipodes de la radicalité et de l’abstraction - si belle soit-elle - et foncièrement antigénérique. Il a une dimension pionnière (avant Lacaton & Vassal et Druot) en matière de transformation, qu’il opposait à la démolition aveugle. “Ne rien démolir, ajouter”, c’est l’esprit du projet de mutation d’une barre dans le quartier Étouvie à Amiens (1984). On comprend bien alors pourquoi Patrick Bouchain, qui avait eu déjà “un choc” en 1974 lorsqu’il découvrit la Mémé, eut l’idée de faire partager cette démarche résolument humaniste au public et notamment aux jeunes architectes. C’est à lui que l’on doit la double initiative de mettre en perspective ce travail basé sur l’“incrémentalisme” dans une exposition au Lieu Unique à Nantes, en 2013, puis à la Cité de l’architecture et du patrimoine en 2015. “Une architecture habitée”, assurément1


1 – Cf. catalogue P. Bouchain (dir.), Simone & Lucien Kroll. Une architecture habitée, Actes Sud, 2013.