Archiscopie 36 - avril 2024

Éditorial

Dans l’âme bien vivante de la ruine - Elle désole toujours, interroge souvent, fascine parfois. La ruine ne peut laisser de marbre. L’abbaye de Jumièges, à ciel ouvert, en est l’une des magnifiques icônes.

Mais arrivée à un certain niveau de désolation, la ruine sidère, consterne, meurtrit… Les théâtres de guerre - ceux de Gaza ou de Marioupol actuellement - nous rappellent le drame des villes martyres et de leur population. Champ de ruines et champ des possibles se superposent, l’histoire moderne nous l’a appris depuis le grand incendie de Chicago.
La ruine ? Artistes, architectes, mais aussi cinéastes se nourrissent de cette matière. Tous ces monuments, carcasses et autres restes. Jusqu’aux bunkers de la façade Atlantique qui ont mis Paul Virilio sur la piste de l’archéologie. Entre contemplation et création, le rayon est large. Bien après Hubert Robert et Piranèse, qui en avaient fait leur miel, et quelque temps après les expériences de Gordon Matta-Clark sur des lieux abandonnés, Christo s’est emparé du sujet, faisant du transitoire un moment inoubliable. L’emballage du Reichstag à Berlin, en 1995, établit de facto une autre relation à l’architecture. Puis, on se souvient d’Anselm Kiefer investissant le Grand Palais avec une composition de gravats. Sous la voûte de verre, une pluie d’étoiles pour le moins étranges.
À l’écran, si, dans ce domaine, le film culte reste Allemagne année zéro de Rossellini, pour son immersion néoréaliste dans un Berlin en ruine, le cinéma aime à utiliser les friches industrielles pour ses scénarios les plus tendus. L’île-usine dite Gunkanjima, un temps modèle de densité au Japon, fut ainsi révélée par un James Bond… Et tandis que Rem Koolhaas se lance dans la reconversion d’un monument de la Ruhr, Wim Wenders choisit précisément ce même site industriel allemand pour tourner son film hommage à Pina Bausch. La ruine aspire à revivre, sans nostalgie aucune.
La transformation s’invite alors naturellement dans le débat autour de l’abandon. Réutilisation rime avec revitalisation, de l’architecture comme de l’infrastructure, jusqu’à la High Line de New York. Au chapitre des “lieux trouvés” figurent aussi les carrières, ces ruines en creux qui ont l’art de créer un paysage puissant et que des architectes, en Espagne ou en Chine, ont su raviver. La ruine est une opportunité, comme le dit si bien Xu Tiantian.
La ruine est un sujet d’architecture. Auguste Perret nous l’a rappelé dans un célèbre aphorisme. Et si l’on se souvient de James Wines détournant la ruine de façon anecdotique pour les magasins Best aux États-Unis, on retient surtout l’excellente qualité du dialogue avec les vestiges antiques qu’ont su créer, de manière très différente, Bernard Zehrfuss sur la colline de Fourvière à Lyon, puis Rafael Moneo à Mérida. Un thème qui reste contemporain, comme le confirment Peter Zumthor à Cologne, Valerio Olgiati au Bahreïn, Toni Gironès à Barcelone, RCR à Nègrepelisse, Pierre-Louis Faloci à Dunkerque, Amelia Tavella à Sainte-Lucie-de-Tallano... Tous ont opéré au cœur des ruines. Car il s’agit bien de leur redonner vie, de faire corps avec elles.
Francis Rambert

Parution le 11 Avril

 

SOMMAIRE


LE THÈME

 

Les ruines : déploration, fascination et réemploi
par Jean-Pierre Le Dantec
Matière de travail pour les archéologues, la ruine a longtemps été un objet de contemplation pour les peintres, au point de créer une mode “ruiniste” au XVIIIe siècle. Et les fragments réels exposés sur le site de l’École des beaux-arts dès 1795 confirment cette fascination. Depuis, entre ruines authentiques et fausses ruines, les artistes contemporains, dont Gordon Matta-Clark, ont pris la relève à leur manière, tandis que les paysagistes semblent s’en donner à cœur joie. L’abandon est un sujet inépuisable.

L’urbicide : un champ de mines mémoriel
par Philippe Trétiack
Le ruin porn, cette fascination pour les ruines, semble s’expliquer par la débauche d’images qui nous submerge. Mais Goya déjà aimait les peindre. Traumatiques, les ruines de guerre nous hantent, nous interrogent. Pourquoi ?

Infrastructures et mégaruines
par Baptiste Boleis
Indispensables en leur temps, certaines infrastructures n’échappent pas à l’obsolescence. Des gares aux aéroports en passant par les lignes de chemin de fer, se pose alors la question de leur reconversion. Mais avant cette mutation, la grande échelle a inspiré les architectes comme les artistes.

Fragments d’un discours ruineux
par Manuel Tardits
Vous avez dit haikyo ? À la ruine, le Japon préfère, semble-t-il, la reconstruction à l’identique. La leçon du temple d’Ise fait figure de paradigme dans l’archipel. Cela n’a malheureusement pas empêché la destruction de la tour Nakagin à Tokyo, l’une des icônes de la période métaboliste.

Angles de vue sur la ruine
par Pierre-Louis Faloci, Marc Barani, Philippe Prost, Xu Tiantian
On aurait pu s’adresser à des archéologues, évidemment très pertinents sur le thème. Mais Archiscopie a préféré interroger quatre architectes qui ont eu l’occasion de se confronter d’une manière ou d’une autre dans leurs projets à la question de la ruine. En France comme en Chine, le sujet du patrimoine abandonné suscite des réponses variées mais non contradictoires. Tandis que Philippe Prost pose la question du temps en termes d’obsolescence et de permanence, et que Pierre-Louis Faloci en appelle à l’imaginaire mental, Marc Barani et Xu Tiantian se rejoignent pour voir la ruine comme un potentiel, riche d’opportunités stimulantes. Réflexion sur le patrimoine à revitaliser.

Dialoguer avec les ruines et le génie du lieu
par Christine Desmoulins
Doctrine, intuition, culture… Que doit-on à la ruine ? Comment préserver sa poésie, son génie et son charme indicible quand un dialogue s’instaure pour la sauver, la révéler, la magnifier ou la faire vivre ? Au-delà de la nostalgie romantique d’un Ruskin ou d’un Baudelaire, des œuvres modernes et contemporaines constituent des repères.

Regarder au-delà des ruines
par Léo Diehl-Carboni
La relation de la ruine à la nature incite à la quête. Sur les traces de Pascal Quignard, c’est une recherche en vraie grandeur. Pour mieux comprendre le contexte et être à l’écoute des vieilles pierres, il faut arpenter les lieux et prendre le temps de les dessiner. Dans la diversité de ses paysages et de ses topographies, la Corse se prête particulièrement à cette démarche. C’est alors que les choses peuvent entrer en écho avec certains projets contemporains en Chine, aux Pays-Bas ou dans les Pyrénées-Orientales.

La marque espagnole dans les traces du temps
par Francis Rambert
Y aurait-il une façon particulière de traiter la ruine au sud des Pyrénées ? Confrontés aux vieilles pierres, les architectes espagnols ne manquent pas de stratégies pour revitaliser les lieux. Entre mémoire et projet, le déjà-là, abandonné, souvent mal en point et même en fragments, est une source intarissable. L’option transformation peut alors réserver des surprises.

Entre reliques physiques et renversement du regard
par Joachim Lepastier
Le cinéma se nourrit aussi de la matière des ruines. De Rossellini, au cœur d’un Berlin détruit, à Jia Zhang-ke, saisi par une ville engloutie pour les nécessités d’un grand barrage chinois, en passant par Tarkovski, infiltré dans un site industriel désaffecté qui annonçait Tchernobyl, le regard des réalisateurs nous interroge sur un état du monde, pour le moins fragile. Entre sacrifice et abandon, le lieu de désolation comme la ville meurtrie sont alors appelés à la résilience.

L’expérience de la ruine - Repères chronologiques, 1959-2024
par Christine Carboni
 

 

L’ENTRETIEN

 

Benedetta Tagliabue
L’espace public fait partie de notre ADN
Propos recueillis par Francis Rambert
S’inscrire dans la continuité d’une pensée puissante, garder la flamme, poursuivre l’expérimentation, c’est le défi que Benedetta Tagliabue a relevé depuis la disparition précoce d’Enric Miralles, il y a maintenant 24 ans. En 2012, parallèlement au travail de son agence EMBT, qui construit en Europe comme en Chine, elle a créé la fondation Enric-Miralles qui, outre la présentation de maquettes et la célèbre InesTable, accueille des ateliers internationaux pour étudiants et architectes qui n’ont pas peur d’expérimenter. Culture de l’espace public, travail sur la couleur et la matière, liberté formelle sont au cœur de la réflexion globale de l’équipe menée par cette architecte italienne installée à Barcelone. Elle nous parle de l’héritage de la grande figure que fut son mari et associé, comme de ses projets actuels : une station de métro à Naples, la future gare de Clichy-Montfermeil du Grand Paris Express, une église à Ferrare, un centre pour accueillir des malades atteints de cancer à Barcelone… Quelle que soit l’échelle, l’architecture se doit d’être généreuse.

 

L’ESPACE CRITIQUE


Tendance
Non-lieux
par Richard Scoffier
Contrairement à la salle à manger ou à la cuisine qui énoncent clairement leur destination respective, l’espace où l’on fait ses besoins n’a pas vraiment de nom ou en a trop : toilettes, cabinet, lieu d’aisance, lieu, petit coin, WC, waters… Revenons sur cet espace indicible à l’occasion de la sortie récente de Perfect Days, le film de Wim Wenders qui suit un employé chargé de nettoyer les toilettes publiques de Tokyo.

De l’art du palimpseste
par Sophie Trelcat
Intervenir sur une œuvre est toujours un défi. D’autant plus lorsque le sujet est doublé d’un manifeste critique. C’est dans ce contexte que Mars Architectes s’est lancé, quarante ans après, dans la transformation du collège Anne-Frank, à Antony, conçu par Jean Nouvel en 1980 en collaboration avec un artiste. Dans cette mutation indispensable, où l’isolation était une question majeure, le travail exceptionnel de justesse ne saurait se limiter à une performance énergétique. Retour sur une icône.

Quand le paysage entre dans le cercle de Ledoux
par Gabriel Ehret
On a de la saline royale d’Arc-et-Senans l’image d’un demi-cercle de pavillons. C’est pourtant un anneau entier que Claude-Nicolas Ledoux avait conçu. Fruit d’un concours européen, le Cercle immense parachève aujourd’hui son projet mais au moyen d’une composition végétale, qui vient en miroir de l’existant. L’objectif des paysagistes Mayot & Toussaint et Gilles Clément est de brasser les métiers du paysage et de créer un laboratoire pour l’adaptation au dérèglement climatique.

Déviations autoroutières
par Mélanie Meunier
Avec ses 12 000 kilomètres de réseau en France, l’autoroute, esquissée dès 1927, développe son ruban de béton et d’asphalte sur le territoire. Infrastructure rythmée par ses ouvrages d’art, ses échangeurs et ses péages, elle est un paysage en soi où les créateurs ont trouvé un lieu d’inspiration. Analyse d’un modèle au service de la mobilité.

Frédéric Edelmann, une passion pour l’architecture, une tendresse pour la ville
par Francis Rambert
Journaliste et critique d’architecture au quotidien Le Monde pendant quatre décennies, Frédéric Edelmann nous a quittés le 26 janvier dernier, à l’âge de 72 ans. Après avoir suivi les grandes mutations de la ville européenne, il s’est passionné pour la Chine en totale révolution urbaine.

Pierre Fauroux, une figure du Sud
par Christine Desmoulins
Homme d’engagement et chef de file d’une nouvelle génération d’architectes en Provence-Alpes-Côte d’Azur, Pierre Fauroux est mort le 13 décembre 2023.
 

 

LA BIBLIOGRAPHIE
 


 

Trimestriels parus