Archiscopie 33 - juin 2023

Éditorial

Vous avez dit laboratoire ? - Matière - matériau - matérialité : une trilogie au cœur du débat et des recherches dans les agences.

Au sein des écoles d’architecture aussi, celles qui développent notamment le learning by doing. Si la matière interroge la ressource et si le matériau questionne la construction, la matérialité en appelle à l’esthétique comme au sens du projet. L’économie de moyens est venue alimenter la réflexion. Depuis les Cisterciens, c’est une source intarissable. “Plus les moyens sont limités, plus l’expression est forte”, disait Pierre Soulages. Mais tout cela est-il de nature à (re)définir un nouveau langage de l’architecture ?
Arrêtons-nous sur le vocable “matérialité” car le mot, voire le concept, pose question. De la matérialité à la quête d’immatérialité, le XXe siècle a balayé large. Du brutalisme à la transparence, l’architecture a exploré des modes d’expression autant qu’elle a exprimé une façon de voir le monde en pariant sur la technologie.
Aujourd’hui, c’est le béton que certains voudraient balayer du paysage. Pas de plastique, pas de béton… Oui, il faut ardemment lutter contre les ravages du plastique sur la planète, comme il faut absolument penser en termes de décarbonation dans le domaine de la construction. Pour autant, faut-il s’interdire de faire des recherches pour limiter l’empreinte carbone d’un matériau qui a fait ses preuves depuis les Romains ? D’ailleurs, Valerio Olgiati a choisi le béton pour faire la transition avec le site Unesco Pearling Path à Muharraq au Bahreïn. Ce filtre entre les ruines et la ville fait l’éloge du “mono-matière”.
On s’est mis à redécouvrir les vertus de la terre et de la pierre comme les propriétés de la paille et du chanvre. La pierre ? Encore et toujours. Jørn Utzon avait déjà donné le ton en 1972 avec sa maison sur l’île de Majorque. Puis le chai de Gilles Perraudin à Vauvert, en 1998, a montré qu’après Pouillon, il y avait un regain d’intérêt pour cette matière que les Modernes avaient ignorée. Bien plus récemment, des architectes tels Barrault Pressacco ou Jean-Christophe Quinton l’ont remise au goût du jour à Paris. Et le travail sur les carrières d’Ensamble à Minorque, de David Chipperfield en Italie et de Xu Tiantian en Chine l’a confirmé à plus grande échelle.
Parallèlement, la terre est de plus en plus utilisée pour des projets contemporains dans différents contextes. Herzog & de Meuron pour la maison des herbes Ricola, en Suisse, Renzo Piano pour un hôpital pédiatrique en Ouganda, Clément Vergély à Lyon-Confluence, au cœur d’un îlot de béton…
D’autres matières à explorer ? On se souvient que les recherches sur un ciment issu du sel avaient valu le Lion d’or au pavillon des Émirats arabes unis lors de la Biennale d’architecture de Venise en 2021. Cette année, sur le thème “Le laboratoire du futur”, le pavillon belge a retenu toute l’attention avec une installation à base de champignons cultivés dans des caves bruxelloises. Un mycomatériau qui vise à produire une architecture “locale et compostable”. L’heure, on le voit, est au géo- et au biosourcé.
Francis Rambert

Parution le 28 juin

 

SOMMAIRE


LE THÈME

 

La matière, un outil de suspension des dynamiques en cours ?
par Susanne Stacher
Est-il besoin de rappeler le défi que représente la crise écologique, tant il est immense ? Les ressources non renouvelables sont remises en question. La matière également, surtout lorsqu’elle se transforme en architecture. La matière locale, naturelle et renouvelable et le savoir-faire vernaculaire ouvrent un large champ qui amène la discipline à s’interroger. Mais quel serait alors le nouveau langage de l’architecture ?

Vers plus de matière vivante
par Mathieu Mercuriali
Croiser la matière et l’histoire peut amener à redécouvrir des techniques anciennes et à revisiter les matériaux bio- et géosourcés. Quels seraient alors les archétypes contemporains de cette matérialité qui rime parfois avec rusticité ?

Matière sensible
par Jean-Pierre Le Dantec
La redécouverte de la dimension matérielle de l’architecture nous ramène entre autres sur les traces d’un Alvar Aalto qui pensait son projet en fonction des propriétés des matériaux, ou bien d’un Hassan Fathy qui a su réinventer le vernaculaire. Mais aujourd’hui les regards se tournent vers d’autres architectes, comme Glenn Murcutt, Francis Kéré ou Wang Shu, dont le travail ne saurait faire abstraction ni de la culture ni du climat.

Entre régionalisme et rationalisme
par Océane Ragoucy
Tandis que des photographes s’attachent à documenter l’architecture vernaculaire en France et à constituer un atlas des régions naturelles, on sent poindre un renouveau du régionalisme critique, 30 ans après la publication du fameux texte de Kenneth Frampton. Parallèlement se développe une attitude éthique consistant à ne pas faire de dégâts, voire à les réparer. Conjuguant écologie et esthétique, il semble que la vérité constructive reste une valeur sûre.

La cohérence de la perte et ses conséquences : des mensonges
par Dominique Machabert
À la lumière du travail d’Álvaro Siza et d’Eduardo Souto de Moura, la matérialité prend une dimension particulière. Une lecture riche en correspondances qui nous emmène de Porto, bien sûr, à Saint-Jacques-de-Compostelle en passant par Clermont-Ferrand. Avec un détour par Machu Picchu, pierre oblige.

Socle, corps et couronnement
par Gabriel Ehret
La trinité de l’architecture classique ressurgit dans la maison de retraite qu’AUM a réalisée à Lyon pour la congrégation des Petites Sœurs des pauvres. Sur les trois ailes du bâtiment, le socle est fait de pierre à la rusticité raffinée, le corps principal présente deux mises en œuvre d’un béton blanc et le couronnement se distingue de l’ensemble par le gris soutenu de son béton comme par le rythme singulier de son percement.

High-tech, la pierre ?
par Jean-Philippe Hugron
L’histoire est intimement géographique. L’un comme l’autre ont “rencontré” la pierre sur les routes de la Provence rhodanienne. Depuis Fontvieille, aux portes des Alpilles, jusqu’au Luberon, les routes convergent avant de se séparer. L’un est Gilles Perraudin. L’autre Carl Fredrik Svenstedt. Le premier a réhabilité la pierre. Le second tente des usages nouveaux. À eux deux, ils bouclent la boucle.

Influences et transferts
par Christine Desmoulins
Art, mode, industrie… Indissociable d’une esthétique industrielle appliquée à la recherche de formes nouvelles et adaptées à la fonction des objets, la matérialité vit sa vie dans de multiples domaines. La texture n’est pas qu’une affaire de textile, elle joue sur la perception de l’objet comme de l’espace. La voie de l’expérimentation est ainsi ouverte.

La ruralité comme matière profonde
par Francis Rambert
Au cœur du Limousin, à Bellac, l’échelle du village a été choisie par des écoles d’architecture parisiennes pour faire travailler des étudiants sur le passage de la conception à la réalisation. Basé sur le diptyque co-conception écosystémique / co-construction écologique, cet atelier rural travaille sur le biosourcé et la relation au territoire.

Matière à penser aussi
par Philippe Trétiack
Entre éloge de la matière et défense des métiers, c’est toute une culture du travail qui est en jeu aujourd’hui. Au cœur de l’invention et du savoir-faire, on trouve l’épaisseur de la gestation d’un projet. Pour autant, il ne faudrait pas oublier la question de l’espace, qui restera toujours d’actualité.

Matériau diabolique et matières bénites
par Dominique Amouroux
Interroger la matérialité, c’est aussi questionner la modernité. La diabolisation actuelle du béton, matière qui a marqué le XXe siècle, va de pair avec la redécouverte de matériaux ancestraux. Pour autant certains architectes persistent à croire à l’expressivité plastique du béton si chère à Le Corbusier.

Matériaux, matières à réflexion - Repères chronologiques, 1969-2023
par Christine Carboni
 

 

L’ENTRETIEN

 

ENSAMBLE STUDIO
L’architecture est ce qui jaillit entre l’art et la technologie
Propos recueillis par Francis Rambert
Implantés dans la capitale espagnole, ils partagent leur temps entre Madrid et Boston où ils enseignent au Massachusetts Institute of Technology (MIT), dans des studios différents. Depuis leur premier projet, un centre d’études musicales tout en pierre à Saint-Jacques-de-Compostelle (2002), Antón García-Abril et Débora Mesa s’attachent à s’exprimer artistiquement par la matière, d’une manière très libre, de l’Espagne aux grands espaces du Montana aux États-Unis. D’une “truffe” blanche sur la Costa da Morte en Galice (2010) à une carrière reconvertie à Minorque (2018), ils travaillent la matérialité comme l’espace. Si le nom Ensamble Studio dit beaucoup de leur intérêt pour les composants et les matériaux, l’agence n’a rien d’un atelier classique mais tout d’une usine. D’où la Fabrica, leur espace de travail construit en 2019 au cœur d’une zone industrielle dans la périphérie madrilène. Un laboratoire où l’on expérimente en permanence, y compris sous la forme d’une start-up, WoHo, qui livrera bientôt ses premiers logements. Un lieu où les maquettes d’archives sont en suspension au-dessus de l’espace de fabrication. Une pratique d’architectes manifestement pas comme les autres.

 

L’ESPACE CRITIQUE


Tendance
Mon plancher est-il un sol ?

par Richard Scoffier
Chez moi, je règne en maître sur mon territoire. Pourtant, sous mes pieds des éclats de voix et au-dessus de ma tête des bruits de pas viennent me rappeler que tout cela n’est qu’une construction mentale : au-dessous et au-dessus de moi s’étendent d’autres royaumes…

L’appel de la forêt
par Olivier Namias
Entièrement construit en bois français, le nouveau siège de l’ONF à Maisons-Alfort pose les jalons d’une architecture bois, recherchant les possibilités d’expressivité dans un contexte réglementaire méfiant.

Heureuse combinaison à la ferme
par Jean-François Pousse
En Seine-et-Marne, à Chessy, la transformation en pôle culturel d’une ferme briarde par Opus 5 a mis en scène les noces du contemporain et du déjà-là. Entre restauration et imbrication, le gabion a pris le relais de la pierre.

Werner Szambien, fervent de l’histoire vivante
par Jean-Baptiste Minnaert
Disparu en décembre dernier à l’âge de 69 ans, ce grand historien de l’architecture avait fait sa thèse sur Jean-Nicolas-Louis Durand, pionnier du rationalisme. Persuadé qu’il fallait diffuser la culture architecturale, il avait écrit un livre en 1988 sur l’histoire du musée d’architecture.

Latour, entre espaces bâtis, ville et territoire
par Guy Lambert
La disparition de Bruno Latour à l’automne dernier incite aujourd’hui à examiner les dialogues que sa production intellectuelle a entretenus avec divers domaines. L’architecture et l’aménagement du territoire sont de ceux-ci, en raison de leur réceptivité à sa pensée, mais surtout parce que l’espace construit, la ville et le territoire occupent une place significative dans ses travaux.
Albena Yaneva, Latour for Architects, Londres, Routledge, 2022, 140 p. En ligne sur le site de l’éditeur.
Bruno Latour, Émilie Hermant, Paris ville invisible [1998], Paris, B42, 2021, 184 p.
Frédérique Aït-Touati et Bruno Latour, Trilogie terrestre, Paris, B42, 2022, 120 p.

Sous l’écorce des pierres
par Rémi Guinard
Le cinéma rend compte aussi de la catastrophe écologique ambiante. En témoignent trois films qui nous font prendre conscience des effets ravageurs de la construction d’un barrage au Soudan, de l’horreur d’une décharge géante au Kirghizistan, de la profondeur inquiétante d’une doline en Anatolie.
Le Barrage, film d’Ali Cherri (Fr./Soudan/Liban/All./Serbie/Qatar, 2022, 81’). Sorti en salles le 1er mars 2023.
La Colline, documentaire de Denis Gheerbrant et Lina Tsrimova (Fr., 2022, 79’). Sorti en salles le 12 avril 2023.
Burning Days, film d’Emin Alper (Tur./Fr./All./P.-B./Gr./Croatie, 2022, 129’). Sorti en salles le 26 avril 2023.

 

LA BIBLIOGRAPHIE
 


 

Trimestriels parus