Archiscopie 35 - janvier 2024

Éditorial

Le défi permanent - Ce numéro a tout d’un numéro d’équilibriste. Entre théorie et critique, le sujet pose d’emblée le défi de vouloir exposer l’architecture. Car que donner à voir ? Le concept, l’espace, l’usage ne s’expriment pas comme ça en une seule image, en une seule “pièce”. Au-delà de la question esthétique, la question constructive, la question écologique comme la question sociale participent à la complexité de l’enjeu.

“L’architecture se marche, se parcourt”, disait Le Corbusier, nous invitant à aller voir le bâtiment, à percevoir jusqu’à l’émotion que peut déclencher un lieu. Dès lors, les musées et centres d’architecture sont dans la situation d’être des passeurs autant que des incitateurs à expérimenter la réalité construite. Il s’agit de donner aux différents publics les clés de lecture d’un projet avec ses éléments de contexte, car chacun a son histoire. La Cité de l’architecture et du patrimoine joue notamment ce rôle avec ses maquettes pédagogiques et sa retranscription à échelle 1 d’un appartement entier de l’unité d’habitation de Marseille.
Les enjeux contemporains de l’architecture et de la ville interrogent les formats d’exposition. Les grandes thématiques et les monographies sont là, dans leur complémentarité, pour ouvrir des pistes de réflexion. La monographie, un genre en soi. Si certains y voient une célébration, on parlera plutôt de mise en perspective, voire de rétrospective, comme on le dirait pour un artiste. Il s’agit d’analyser une démarche, un travail de fond, dans le temps long de la fabrique de la ville. Qu’est-ce qui “fait œuvre” ? C’est la question.
Les archives, précieuses pour les historiens, les chercheurs et les architectes qui travaillent sur la transformation du patrimoine moderne, sont aussi une mine pour les commissaires d’exposition. Lorsque Jo Coenen conçoit le bâtiment du NAI dans le quartier des musées de Rotterdam, il dessine le département des archives comme la colonne vertébrale du bâtiment. Le message est clair, il définit en un même lieu l’articulation entre la mémoire et l’exposition. On notera qu’après Álvaro Siza, Toyo Ito a décidé de donner une partie de ses archives au CCA de Montréal. Et l’on n’oublie pas que les archives de Luis Barragán sont en Allemagne, au Vitra Design Museum.
Les biennales et autres triennales d’architecture sont la caisse de résonance des questionnements en cours. À Venise, “L’architecte, sismographe de la société”, annoncera Hans Hollein en 1996, “Moins d’esthétique plus d’éthique”, clamera Massimiliano Fuksas en 2000, tandis que Rem Koolhaas en appellera aux “Fondamentaux” en 2014… Et, après le “Laboratoire du futur” de la dernière édition dirigée par Lesley Lokko, on attend la thématique pour 2025.
En choisissant pour ligne éditoriale “Ce qui fait débat, ce qui pose question”, la Plateforme de la création architecturale, créée à la Cité en 2015, a dépassé le cadre de l’exposition pour entrer dans le domaine de l’installation et du débat critique. La mise à l’agenda succède à la mise en scène.
Francis Rambert

Parution le 25 janvier

 

SOMMAIRE


LE THÈME

 

Exposer l'architecture ?
par Richard Scoffier
À travers les expositions, qui se sont surtout développées depuis le milieu du XXe siècle, l’architecture a pu être abordée de manière totalement différente. Elle a moins été perçue comme une démarche s’achevant dans un objet fini que comme une cosa mentale. La phase de conception, qui est aussi une phase de présentation et d’exposition, prend parfois le pas sur la réalisation pour nous rappeler que toute œuvre architecturale reste fondamentalement un projet : une projection dans le futur à la fois esthétique, sociale et politique.

L’exposition, fonction vitale de la culture architecturale
par Barry Bergdoll
En attendant la sortie de Out of Site: In Plain View, son livre sur l’histoire de l’exposition de l’architecture depuis 1720, l’ancien directeur du département d’architecture et de design du MoMA à New York, professeur à l’université Columbia, analyse les enjeux de la présentation des courants et des positionnements. Jusqu’à voir l’institution muséale non pas comme un miroir mais comme un incubateur des idées nouvelles.

Entre “centre” et “maison”, le musée d’architecture se cherche en Espagne
par Ivan Blasi
Bien que l’idée d’un musée de l’architecture en Espagne soit entrée dans le débat politique il y a bien longtemps, ce lieu n’existe pas encore. On l’a imaginé un temps en réseau, éclaté en trois parties - l’une à Madrid, une autre à Salamanque et la troisième à Barcelone. En attendant que les choses se précisent ici ou là, la métropole catalane accueillera le congrès de l’Union internationale des architectes en 2026 et sera dès lors capitale mondiale de l’architecture. La ville comme musée à ciel ouvert ?

Ces indispensables plateformes d’expérimentation
par Kaye Geipel
Face à la difficulté de rendre la réalité spatiale et notamment l’échelle 1, quelles sont les possibilités d’exposer l’architecture aujourd’hui ? Depuis Berlin, avec un regard transversal et international, l’ancien rédacteur en chef de Bauwelt donne des éléments de réponse. Une chose est sûre : la question urbaine et écologique, par ailleurs intégrée au discours sociétal, est de plus en plus présente dans ce type d’exposition.

Passeurs d'architecture
Propos recueillis par Sophie Trelcat
L’histoire d’Arc en rêve centre d’architecture, basé à Bordeaux, qui a su acquérir une dimension internationale aux côtés du CAPC, dit beaucoup de choses du débat local / global. Son dynamisme, incarné pendant quatre décennies par l’engagement de Francine Fort et Michel Jacques, trouve une suite dans l’action de Fabrizio Gallanti qui a pris le relais à sa manière. Conversation avec l’un des fondateurs de ce lieu, sur l’idée de donner envie d’architecture.

Entre spéculation et expérience
par Emmanuelle Chiappone-Piriou
Confrontée à la modernité et son incessante actualité, l’exposition d’architecture cherche à réinventer son modèle. Mais lequel ? Et avec quels moyens ? Depuis “Content” mise en scène par Rem Koolhaas à Berlin en 2003, le champ de l’exposition, activé par la nécessité de l’immersion, a tout d’un laboratoire ouvert au public.

Commissaire d’exposition, récits et combats
par Stéphanie Quantin-Biancalani
Piliers fondateurs, avec l’École de Chaillot, de la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris, le musée des Monuments français et l’Institut français d’architecture avaient chacun leur logique d’exposition dans les années 1980-1990. Retour sur le positionnement des commissaires qui, dans ces deux institutions, ne s’adressaient pas vraiment au même public. Mais l’objectif était bien la diffusion de la culture architecturale.

Exposer, une affaire de représentations
par Jean-Pierre Le Dantec
De l’échelle de l’architecture à celle de la ville, la difficulté d’exposer ces matières complexes reste la même. Pour autant, cela n’empêche pas de révéler des situations par des expositions-manifestes ou de donner libre cours à des installations quasi artistiques.

La monographie, ou l’art d’exposer l’histoire d’une vie
par Christine Desmoulins
L’exposition monographique d’un architecte vivant est un genre en soi, notamment quand l’auteur porte un regard sur son travail et le met en scène. Certaines de ces présentations font date. Variées par leur forme et leur échelle, elles témoignent d’une réflexion sur ce qui est en jeu dans la représentation de l’architecture et sur l’évolution des outils de monstration.

En région, une contagion très positive
par Dominique Amouroux
Initier le public, mobiliser les élus et autres acteurs du cadre de vie à la cause de l’architecture, telle est l’indispensable action menée par les CAUE et les Maisons de l’architecture. Entre expositions-dossiers, monographies sur des figures régionales et parcours urbains, la diffusion de la culture architecturale fait son chemin dans les territoires.

Quand De Stijl envahit L’Effort moderne
par Herman van Bergeijk & Sjoerd van Faassen
En 1923, une galerie parisienne crée l’événement en présentant le travail du groupe De Stijl avec dessins, maquettes et mobilier. Organisée par Theo van Doesburg, cofondateur du groupe en 1917, avec Piet Mondrian et J. J. P. Oud notamment, l’exposition met en lumière les principes de l’architecture néoplastique. Une certaine rivalité avec Le Corbusier se fait jour à cette occasion.

L’architecture, matière exposable - Repères chronologiques, 1923-2023
par Christine Carboni
 

 

L’ENTRETIEN

 

Cynthia Fleury
La beauté est un enjeu non pas cosmétique mais clinique
Propos recueillis par Francis Rambert
Très attachée à la symbolique de la dignité, elle est aussi investie sur le terrain de la vulnérabilité. D’où son engagement dans la cause du care, dont elle défend les approches holistiques. “Le soin est un humanisme”, affirme Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, auteure par ailleurs de l’ouvrage Pathologies de la démocratie (Fayard, 2005). Elle dirige la chaire “Humanité et santé” au CNAM ainsi que la chaire “Philosophie à l’hôpital” (GHU Psychiatrie et Neurosciences). Elle nous parle ici du Grand Paris, qui devrait changer la carte mentale de 12 millions d’habitants. Elle invite notamment les architectes à travailler avec des spécialistes pour donner
aux lieux une “dimension capacitaire”.

 

L’ESPACE CRITIQUE


Tendance
Paris, capitale du kitsch ?
par Richard Scoffier
Avant la victoire par KO du bois, de la pierre, de la paille et le retour aux modes de construction traditionnels - charpentes, pierres sèches… -, méditons avec un peu de nostalgie sur les derniers exemples du “tout est permis” facilité par l’emploi immodéré du béton et de l’acier. Enivrons-nous de carbone et relisons les ouvrages les plus trash de Georges Bataille - notamment La Notion de dépense - pour mettre quelques instants entre parenthèses la “frugalité heureuse” comme les discours moralisateurs des revues spécialisées…

Le spectacle, matière à concept
par Philippe Trétiack
Plus grand investissement culturel du Royaume-Uni depuis la Tate Modern, Factory International à Manchester, désormais nommé Aviva Studios, se veut une plateforme de création artistique. Élément moteur du développement de l’ancienne capitale textile, la dernière création d’OMA est un outil flexible voué aux performances.

Un bâtiment-outil à l’image industrielle
par Sophie Trelcat
Livré à la rentrée 2023, l’Institut méditerranéen de la ville et des territoires à Marseille (IMVT) regroupe dans un même lieu trois établissements d’enseignement supérieur et de recherche en architecture, paysage et urbanisme. NP2F a mené l’opération avec les agences Odile Seyler & Jacques Lucan, Point supreme et Marion Bernard, ainsi qu’avec l’atelier de paysagistes Roberta.

Apprendre autrement à Saclay
par Francis Rambert
Avec ce bâtiment dit mutualisé, sur le campus de Paris-Saclay, l’École polytechnique ne fait pas que partager des locaux avec cinq autres établissements, elle inaugure une nouvelle typologie de bâtiment universitaire. Son concept hybride joue sur la légèreté et la luminosité pour assurer l’interface. Et le végétal se prête au jeu, dans un vaste atrium qui aurait tout d’un hyper-lieu.

Jean-Louis Cohen, l’envergure d’un parcours
par Joseph Abram
Disparu brutalement au cœur de l’été dernier, Jean-Louis Cohen, historien-chercheur de stature internationale, laisse un grand vide. Un compagnon de route lui rend hommage.

Jacques Lucan, penseur de la complexité architecturale
par Éric Lapierre
Habiter, c’était son dernier ouvrage. Architecte, théoricien, critique, enseignant, Jacques Lucan s’est éteint le 8 octobre dernier, à l’âge de 75 ans. Cofondateur de l’École d’architecture de la ville & des territoires, professeur à l’EPFL de 1993 à 2015, il a subtilement influencé le parcours de nombreux étudiants. Un de ses anciens élèves, lui-même engagé depuis dans l’architecture et sa transmission, rend hommage à ce penseur connu pour sa culture et son ouverture d’esprit.

En taxi ou en camionnette
par Rémi Guinard
Entre une ville portuaire yéménite d’un million d’habitants et une mégalopole japonaise de 39 millions d’âmes, le saut d’échelle est grand, mais les deux forment le cadre d’histoires très particulières. Notamment celle d’un journaliste reconverti en chauffeur de taxi, à Aden, ou bien celle d’un employé, à Tokyo, chargé d’entretenir une série de toilettes publiques conçues par des architectes.
Les Lueurs d’Aden, film d’Amr Gamal (Yémen/Soudan/Arabie saoudite, 2023, 91’). En salles le 31 janvier 2024.
Perfect Days, film de Wim Wenders (Japon, 2023, 119’). Sorti en salles le 29 novembre 2023.

 

LA BIBLIOGRAPHIE
 


 

Trimestriels parus