Archiscopie 31 - octobre-décembre 2022

Éditorial

Construire ou réparer ? - Apprendre l’architecture, mais apprendre quoi au juste ? À répondre à l’urgence ? À trouver des solutions ? Un nouvel équilibre, pour le moins…

Dostoïevski avait beau penser que “la beauté sauvera le monde”, cela ne saurait suffire vu l’état de la planète. Le dernier rapport du GIEC ne fait qu’accroître le niveau d’alerte, comme le cri d’alarme lancé à Delphes le 17 novembre dernier par Audrey Azoulay, directrice générale de l’Unesco, au regard des conséquences du réchauffement climatique. Un cinquième des 1 154 sites inscrits au Patrimoine mondial et plus d’un tiers des zones naturelles sont ainsi menacés.
Dès lors, on peut comprendre que la jeune génération, ceux qui sont dans les écoles d’architecture aujourd’hui (et ceux qui vont bientôt y entrer), se pose de sérieuses questions. Jusqu’à celle de savoir s’il faut encore construire ; le “moratoire sur les nouvelles constructions” fait inévitablement débat. Si l’on ajoute à cela la pression démographique (8 milliards d’habitants sur la planète) et la concentration de 60 % d’entre eux en milieu urbain, le défi est immense. Sans sombrer pour autant dans un pessimisme à la Cioran - “être moderne, c’est bricoler dans l’incurable” -, la marge de manœuvre est plus qu’étroite. La crise sanitaire et les interrogations sur l’inadaptation du logement qu’elle a clairement mises au jour suscitent des attentes criantes, spatiales et sociales.
Les étudiants n’ont pas attendu la pandémie pour s’engager dans “le faire”, l’expérientiel à échelle  1, avec une soif de se confronter à la matière et à l’économie de moyens tout en questionnant la ressource. Les architectes qui sont aujourd’hui autant des concepteurs que des réparateurs et des enquêteurs répondent, rappelons-le, à une commande. Certes, ils peuvent la faire émerger, l’inventer, mais quelle est donc celle de notre société pour la ville contemporaine ? Résiliente, inclusive, écologique, bien sûr, mais encore ? La pédagogie dans les écoles d’architecture est-elle adaptée à cette grande remise en question ?
La “culture de projet” est un invariant sans date de péremption, qui participe de l’idée même de résilience ; elle est de taille à résister au choc des transitions, écologique, démographique et numérique. Aujourd’hui, dans une approche globale indispensable, l’architecture n’est plus focalisée seulement sur la conception d’un espace mais sur la prise en compte d’un milieu. La biodiversité, le monde du vivant se sont invités dans le débat au même titre que les matériaux biosourcés et les circuits courts. Et les écologues constituent un appréciable renfort dans l’analyse et les recherches. Dans ce paysage en redéfinition, on ne le dira jamais assez, la question de la transformation, alternative à la destruction systématique, est un enjeu majeur. D’où le développement des masters sur ce sujet dans les écoles. Ne rien jeter mais recycler, c’est la tendance, ne rien laisser pour compte, c’est l’ambition.

Francis Rambert

 

 

SOMMAIRE


LE THÈME

 

Construire, pourquoi ?
par Océane Ragoucy
Pour ce dossier consacré à l’enseignement de l’architecture, et afin d’être en phase avec les multiples questionnements liés à l’urgence climatique comme à la transition numérique, Archiscopie a changé sa façon d’introduire le sujet, précisément par une série d’entretiens. Nous avons demandé à une jeune enseignante, Océane Ragoucy, architecte, curatrice, maîtresse de conférences associée à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Malaquais et éditrice associée au quotidien en ligne AOC de planter le décor en conduisant ces discussions. Entre Marseille, Ithaca, Lausanne et Paris se dessine un nouveau paysage de la réflexion sur la discipline dans notre monde contemporain.

À l’école du faire
par Benoît Marcou
Les adeptes de la pédagogie design/build défendent un apprentissage “expérientiel” de l’architecture, ancré dans des situations de projet réelles afin de former des architectes engagés, conscients de leur responsabilité sociale et des conséquences matérielles de leur pratique.

Quel enseignement pour le patrimoine ordinaire ?
par Christine Desmoulins
Comment un étudiant peut-il s’initier à l’apprentissage d’une architecture qui intègre un patrimoine réputé ordinaire ? Ce thème, en phase avec les enjeux d’économie des ressources et des surfaces, monte en puissance dans les écoles d’architecture. Si l’approche diffère selon les lieux et la personnalité des enseignants, comprendre le passé est une façon d’anticiper l’avenir.

Résurgences contemporaines du pari “postmoderne”
par Jean-Louis Violeau
Ils s’appelaient Venturi, Graves, Portoghesi, Bofill… Si le postmodernisme n’est plus vraiment dans le débat architectural comme il le fut dans les années 1970-1980, le temps se prête à une relecture de cette période pour le moins clivante. Le dynamitage des barres de Minoru Yamasaki à Pruitt-Igoe dans le Missouri en 1972 aurait été le déclencheur d’une nouvelle approche de la ville et d’un nouveau langage de l’architecture. Plusieurs écoles d’architecture, dont le bastion UP8, se sont engouffrées dans la brèche ouverte par Charles Jencks. Pour un étudiant d’aujourd’hui, le décryptage d’un sociologue est utile.

La ville inclusive invitée dans la pédagogie
par Stéphanie Dadour
Elle va souvent de pair avec la ville résiliente, mais qu’est-ce au juste que la ville “inclusive” ? Et existe-t-il une pédagogie inclusive ? Enseigner la ville inclusive relève du défi ; il s’agit notamment de plonger dans l’histoire d’une ville, d’en comprendre les multiples couches, d’en saisir la complexité, pour faire avec. C’est une affaire d’approche, d’attitude, d’éthique.

L’enseignement, un sujet de recherche en soi
par Amandine Diener
Au terme de six années de recherche ayant fédéré le réseau des écoles nationales supérieures d’architecture, le programme HEnsA20 (Histoire de l’enseignement de l’architecture au XXe siècle) marque son aboutissement par la publication d’une encyclopédie, laquelle constitue une contribution majeure à l’histoire de la formation des architectes et à celle des écoles qui les ont abrités.

Au-delà du virtuel, l’indispensable visite
par Dominique Amouroux
Sens en éveil et carnet en main, l’architecture construite se décrypte, se parcourt, se hume, s’écoute, se touche ; in situ le contexte, les volumes, les détails se révèlent, à leur échelle exacte et dans leur vérité nue. Si bien que les voyages confortent les propos des enseignants et apportent une autre dimension aux reportages publiés par les revues. La nébuleuse numérique n’a pas atténué ce besoin d’aller à la rencontre concrète des objets construits. Retour sur le premier guide d’architecture post-1945 en France.

L’indémodable collection “Architectures”
par Rémi Guinard
26 minutes chrono ! Il n’est pas exagéré de parler d’une série culte, avec la nostalgie que cela suppose. Car la collection “Architectures” diffusée par Arte dès les années 1990 a cessé d’exister. Pour autant ces documents, 66 au total, où Stan Neumann, Richard Copans et d’autres réalisateurs prenaient un véritable plaisir à décortiquer les projets construits, constituent un corpus que les étudiants peuvent inlassablement explorer tant les œuvres sont des références. De la bibliothèque d’Exeter à Nemausus en passant par le cimetière d’Igualada ou le château de Pierrefonds.

Voir et concevoir l’architecture - Repères chronologiques, 1903-2022
par Christine Carboni
 

 

L’ENTRETIEN

 

DORTE MANDRUP
Il est vraiment important d’étudier la compacité dans la ville contemporaine
Propos recueillis par Francis Rambert
Elle s’est investie dans l’architecture non sans avoir exploré le champ de l’art, par la sculpture et la céramique, aux États-Unis. À présent basée à Copenhague, Dorte Mandrup, à la tête d’une agence de 85 personnes où la parité est une règle d’équilibre, construit principalement en Scandinavie et enseigne à Mendrisio, en Suisse. Lauréate cette année du Global Award for Sustainable Architecture, elle exerce dans une recherche de symbiose avec le lieu naturel, que ce soit dans un espace protégé dans le nord du Danemark, dans le grand paysage de neige et de glace du Groenland ou dans les territoires au-delà du cercle polaire en Norvège. Parallèlement, ses recherches l’amènent à intervenir au cœur des villes, comme à Berlin où elle réalise le musée de l’Exil sur les ruines de la gare d’Anhalt, chargée d’histoire. Elle, qui présidait le jury ayant attribué le prix d’architecture contemporaine de l’Union européenne Mies van der Rohe à Lacaton & Vassal en 2019, est très attachée à l’idée de transformation et plaide pour l’anticipation en vue
de la réutilisation des bâtiments. Discussion avec une femme engagée, déterminée
à replacer l’acte artistique au cœur de la démarche écologique.

 

L’ESPACE CRITIQUE


Tendance
Le garde (du) corps

par Richard Scoffier
Souvent négligé par les concepteurs et réduit à un simple ruban de verre transparent, le garde-corps reste cependant une pièce maîtresse du dispositif architectural.

Shibuya mon amour
par Manuel Tardits
Avec 2,4 millions de passagers par jour, c’est l’une des plus grandes gares du monde. Pièce majeure d’un des quartiers les plus animés de Tokyo, la gare de Shibuya entre en mutation tous les quarante ans depuis le premier édifice en 1885. D’ici 2027, huit tours vont venir se greffer sur ce hub de transports où trains et métros se croisent. Dans la complexité de la mégalopole japonaise, cette gare est plus qu’un équipement de transports, c’est un rhizome urbain. Sejima, Tezuka et Kuma jouent leur rôle dans cette métamorphose.

Oslo / Lisbonne : des disparités d’approche
par Philippe Trétiack
Après “Terre et villes” de la Bap ! Île-de-France, à Versailles en mai dernier, et avant la prochaine Biennale d’architecture de Venise en mai 2023 sur le thème du laboratoire du futur, deux triennales dans le nord et le sud de l’Europe ont donné le pouls des réflexions en cours. Tandis qu’Oslo
s’interrogeait sur le mot neighbourhood, Lisbonne creusait l’idée de la terre. Et, parallèlement, la Biennale d’architecture de Timisoara s’est penchée sur des petites interventions urbaines et sociales. Chronique.

Déclinaison sur le thème de l’îlot ouvert
par Jean-François Pousse
De Censier à la Sorbonne Nouvelle il y a maintenant du chemin. Installé dans le 12e arrondissement à Paris, le nouvel équipement universitaire regroupe une quinzaine d’implantations sur un site de 1,34 hectare. Une opportunité pour Christian de Portzamparc de ciseler un îlot, ouvert comme il s’entend à le déployer depuis toujours, dans un projet qui articule trois bâtiments et laisse infiltrer la nature. Les étudiants peuvent ainsi profiter des amphithéâtres de plein air logés dans les interstices de la densité.

Fusions au Quai M
par Olivier Namias
À La Roche-sur-Yon, Fuzz’Yon, lieu culturel alternatif devenu SMAC, s’installe dans de nouveaux locaux sans renier son identité. Implanté à proximité du centre-ville, le nouveau bâtiment, conçu par l’agence Compagnie architecture, s’ajoute à la collection architecturale que constituent ces salles de musiques actuelles.

Le style de vie façon Loewy
par Francis Rambert
À lui seul, il incarne le lien transatlantique. Figure du Streamline aux États-Unis, le designer Raymond Loewy est un “réinventeur” hors pair ; Time Magazine lui dédiera l’une de ses couvertures à l’aube des années 1950. À l’heure où la Cité de l’architecture et du patrimoine présente l’exposition “Art déco, France-Amérique du Nord”, la relecture de son œuvre prolifique montre à quel point il a participé à inscrire la modernité dans l’American way of life. Tout est dans la ligne.


Vanités d’un monde qui disparaît
par Guy Lambert
Si les friches, sites et édifices frappés d’obsolescence sont sur le devant de la scène aujourd’hui, ce n’est pas seulement comme lieux à reconquérir mais aussi en raison de la fascination qu’ils suscitent pour ce que l’on peut appeler la ruine moderne. Les ouvrages de Nicolas Offenstadt et de Bruce Bégout interrogent les fondements et les ressorts de leur attractivité.
• Nicolas Offenstadt, Urbex. Le phénomène de l’exploration urbaine décrypté, Paris, Albin Michel, 2022.
• Bruce Bégout, Obsolescence des ruines. Essai philosophique sur les gravats, Paris, Inculte, 2022.

 

 

LA BIBLIOGRAPHIE
 


 

Trimestriels parus