Archiscopie 26 - juillet 2021

Éditorial

Et si l’infrastructure devenait un scénario d’architecture ? - On ne cessera sûrement pas de regretter la disparition des halles de Baltard à Paris, démolies en 1973 pour laisser la place à d’autres infrastructures plus souterraines. L’actualité aujourd’hui est la construction du réseau du Grand Paris Express, univers piranésien en devenir.

On se souvient du très bon projet de Claude Vasconi en 1983 pour une salle de rock glissée au cœur des infrastructures de l’Est parisien, dans l’échangeur de la porte de Bagnolet, entre Périphérique et banlieue. Hélas sans lendemain. À Rio de Janeiro en revanche, Christian de Portzamparc parviendra à faire émerger un grand vaisseau de béton de l’océan des voies rapides, la Cidade das Artes, inscrivant dès lors la culture au carrefour de grands axes.
Dans les années 1960, les architectes métabolistes japonais avaient fait de l’infrastructure un véritable sujet d’architecture. De puissantes structures verticales ou horizontales venaient proposer un autre urbanisme, sur l’eau ou sur la terre ferme. Depuis, on a vu se construire le terminal pour ferries de Yokohama en 2002, selon un projet de FOA, faisant disparaître l’infrastructure au profit de l’espace public.
Une vingtaine d’années après la transformation du viaduc ferroviaire de la Bastille à Paris, la High Line de New York a confirmé que l’on pouvait reconquérir de l’espace public à partir d’infrastructures existantes. Et l’intervention opérée par NL architects à Zaanstad pour réparer la ville traversée par une puissante autoroute reste un exemple de résilience. Passer de la coupure à la suture, c’est la priorité.
Hyperfonctionnelle et fondamentalement technique, l’infrastructure a toujours participé à la modernité ; elle est indissociable de l’aménagement du territoire et de la fabrication de la ville. Dès lors, pourquoi ne pas lui donner une dimension architecturale plus affirmée ? On ne parle pas là de performance ni de record, mais de projet pour rendre la ville encore plus inclusive. Et le futur pont Simone-Veil à Bordeaux conçu par OMA à partir de différentes séquences va dans ce sens. Quant au Lightwalk, qui nous conduira bientôt dans les profondeurs de Séoul selon un scénario de Dominique Perrault, il explore aussi une nouvelle typologie. L’architecture est là dans son rôle : inventer pour mettre en relation.
Depuis toujours, du pont du Gard au viaduc de Millau en passant par le pont-canal de Briare, l’architecture a le génie de transformer une infrastructure en ouvrage d’art dans le grand paysage. Une rencontre fertile que les cinéastes ont su capitaliser dans leurs univers, de L’Enfer de Clouzot se saisissant du viaduc de Garabit à Sueurs froides d’Hitchcock mettant en scène le Golden Gate Bridge. Et si Truffaut a su nous embarquer sur le parcours d’un monorail pour son Fahrenheit 451, Wenders a rendu un magnifique hommage à Pina Bausch en utilisant non seulement le contexte du train suspendu de Wuppertal mais aussi les monumentales installations industrielles de la Ruhr. Preuve est faite que l’infrastructure peut être support de la création. Un carrefour où sont attendus, dans le réel, les architectes, les paysagistes et les artistes.
Francis Rambert

 

SOMMAIRE


LE THÈME

 

Réseautopia, l’horizon utopique de l’infrastructure
par Olivier Namias
Entre-ville, cité diffuse, ville franchisée ou smart city, autant d’expressions et de concepts recoupant tout ou partie de l’espace urbain modelé par les réseaux. Adieu ville, bonjour Réseautopia, territoire moderne soumis aux contraintes de sa méta-infrastructure, Frankenstein échappant à ses créateurs.

En finir avec les infrastructures hors sol ?
par Mathieu Mercuriali
Déjà dans les années 1990, le numérique, avec ses autoroutes d’information, avait changé le regard sur ces ouvrages vecteurs de flux qui ont construit le territoire au fil des siècles. À l’heure de la ville résiliente, où l’enjeu est notamment de lutter contre l’artificialisation des sols et l’hyper-urbanisation, l’idée d’une infrastructure du vivant fait son chemin. On est loin de la “mégamachine” identifiée par Lewis Mumford ou de la “mégastructure” d’un Reyner Banham.

Vous avez dit ouvrage d’art ?
par Jean-Pierre Le Dantec
La rencontre d’une infrastructure avec un paysage crée une situation particulière qui ouvre le débat sur sa nature. Parlerait-on alors, par exemple, d’“artialisation”, pour reprendre le concept d’Alain Roger, ou bien d’un apport dans “une conversation déjà commencée”, selon les mots de Michel Corajoud ? La question esthétique reste au cœur du sujet.

Habiter l’infrastructure au Japon
par Corinne Tiry-Ono
Dans le continuum urbain de la mégalopole japonaise, l’infrastructure, omniprésente, fait figure de paysage. Et si les architectes métabolistes en avaient fait dès les années 1950 leur thème de recherche privilégié, d’autres l’ont utilisée depuis comme base pour développer de l’espace public au gré de leur imbrication dans la ville. Et cela n’exclut pas des approches plus artistiques dans des contextes plus naturels.

La tentation de la standardisation
par Fabien Bellat
Lancée dans la modernisation du pays dès les années 1920, l’URSS dota son vaste territoire de grands équipements de transports. Autant de gares et autres halles monumentales qui n’échappèrent pas à l’historicisme du temps de Staline avant de prendre une tournure plus internationale. Mais quel que soit le mode de transport, la conception de ce type d’infrastructures oscillait, suivant les époques, entre innovation, ostentation et surtout standardisation.

Lyon et sa machine à circuler
par Gabriel Ehret
Pour connecter les quartiers de part et d’autre, René Gagès avait conçu son centre d’échanges comme une structure-pont enjambant les voies de la gare de Lyon-Perrache. Mais il dut le réaliser parallèlement à celles-ci, ce qui accentua la coupure dans la ville. Un demi siècle après, l’objet garde une formidable efficacité à mêler les modes de transport.

Scénographie urbaine dans le ballet des flux
par Christine Desmoulins
Dans l’ouest de Nice, au bout de la plaine du Var, entre l’autoroute A8 et le boulevard du Mercantour, un centre de maintenance et un parc-relais se sont installés au terminus de la ligne 2 du tramway. Dans le mouvement des déplacements vers l’aéroport, les bâtiments conçus par BLP fabriquent une pièce d’entrée de ville.

Structurer le récit
par Philippe Trétiack
Si, pour les Américains et leur mythe de la “nouvelle frontière”, l’infrastructure fait partie du processus de conquête de l’Ouest, les Européens s’intéressent différemment aux réseaux. En témoigne la littérature, de Dos Passos à Jean Rolin, ainsi que le cinéma. Analyse.

Mendes da Rocha : la ville, plutôt à l’horizontale
par Francis Rambert
De sa première œuvre, le gymnase du club athlétique Paulistano en 1961, à l’une de ses plus tardives, le musée des Carrosses à Lisbonne en 2014, Paulo Mendes da Rocha n’a cessé de travailler la question structurelle de pair avec la question urbaine. De la structure à l’infrastructure, il n’y a qu’un pas.

Infrastructures. Utopies, constructions, mutations, réseaux - 1960-2021
par Christine Carboni
Repères chronologiques

 

L’ENTRETIEN

 

SÉBASTIEN MAROT
La vraie question aujourd’hui : qu’est-ce qu’un monde ?
Propos recueillis par Francis Rambert
Philosophe, chercheur, il enseigne en France comme à l’étranger. Sa thèse “Palimpsestuous Ithaca” se veut “un manifeste relatif au suburbanisme”. Avec son exposition “Agriculture and Architecture: Taking the Country’s Side” présentée à la Triennale de Lisbonne en 2019, Sébastien Marot propose d’envisager la question de l’agriculture autrement, même quand elle se dit “urbaine”. Permaculture et agroécologie sont au cœur du débat. Réhabiter et cultiver les territoires est l’un des enjeux dans une recherche de nouveaux équilibres. Regard critique sur l’état du monde.

 

L’ESPACE CRITIQUE


Tendance
La résurrection du sous-sol

par Richard Scoffier
Le sous-sol, c’est le métro avec lequel nous nous déplaçons quotidiennement, le parking où nous garons notre voiture, la cave où nous accumulons ce que nous n’osons pas jeter. Mais c’est aussi dans ses profondeurs que reposent les corps des millions de défunts qui, dans la religion chrétienne, attendent l’heure de leur résurrection. Comment penser ce si vaste milieu ?

Dialogue sur le campus grenoblois
par Dominique Amouroux
Conçu au milieu des années 1960 au cœur du campus grenoblois, le bâtiment de l’Institut d’études politiques a récemment été transformé pour répondre aux besoins de ses deux mille étudiants, de son personnel et de ses chercheurs. À cette occasion, les architectes de l’agence Chapuis-Royer ont métamorphosé le bâti ancien en élément de leur propre démarche formelle.

La boîte noire comme modèle générique
par Francis Rambert
À Strasbourg, le théâtre du Maillon s’est installé dans son nouveau lieu, toujours au Wacken, quartier en pleine mutation. Conçu par l’agence LAN, ce bloc culturel a été pensé comme un outil évolutif dans sa trame et modulable dans ses espaces. Quand le générique crée une nouvelle forme de spécificité.

Faire de la contrainte une arme
par Sophie Trelcat
Dans les 20e et 12e arrondissements de la capitale, deux opérations de logements lancées par la Régie immobilière de la Ville de Paris (RIVP) répondent à un même défi : insérer un programme sur un parcellaire complexe, tout en respectant le voisinage bâti. Les agences Remingtonstyle et Mars architectes l’ont relevé et ont absorbé la distorsion de la trame foncière grâce à un subtil travail sur la géométrie, en façade et en plan.

L’industrialisation du bâtiment : géopolitique, imaginaire et héritage
par Guy Lambert
Par leur nombre croissant, les recherches portant sur l’industrialisation du cadre bâti ont renouvelé le regard sur l’architecture de l’après-guerre et la compréhension historique de la période. Toujours marquées par les urgences patrimoniales et les questions concrètes que posent ces architectures, les investigations s’ouvrent aussi plus résolument à la part culturelle et politique de cette production.
• Natalya Solopova, La Préfabrication en URSS. Concepts techniques et dispositifs architecturaux, Berlin, DOM publishers, 2021.
• Pedro Ignacio Alonso et Hugo Palmarola (dir.), Flying Panels. How Concrete Panels Changed the World, Stockholm / Berlin, ArkDes / DOM publishers, 2019.
• Franz Graf et Yvan Delemontey (dir.), Histoire et sauvegarde de l’architecture industrialisée et préfabriquée au XXe siècle, Lausanne, EPFL Press, 2020.

Itinéraire d’un enseignant-chercheur, Pierre Pinon (1945-2021)
par Alain Borie et Gwenaël Querrien
Auteur prolifique, travailleur éclairé, sa passion était d’étudier la ville, celle d’Haussmann bien sûr mais pas seulement, de la décrypter pour mieux transmettre cette culture du bâti à ses étudiants. il aimait à faire ressortir les éléments de permanence. Pierre Pinon, qui avait quelque chose d’un archéologue, était un pilier de l’École de Chaillot. Retour sur la démarche d’un historien hors pair.

De la route au tarmac, variations dramatiques
par Rémi Guinard
Le 7e art aime à plonger dans l’univers des infrastructures et autres mégastructures. Spectaculaires, monumentales, elles emplissent l’écran. Si les figures du pont et du barrage  tiennent une bonne place, il n’y a pas de quoi faire obstacle au road movie, genre cinématographique s’il en est.
L’Indomptable Feu du printemps, de Lemohang Jeremiah Mosese (Lesotho/Afrique du Sud / Italie, 2019, 120 min).
La Fièvre, de Maya Da-Rin (Brésil, 2019, 98 min).


 

LA BIBLIOGRAPHIE
 


 

Trimestriels parus