Archiscopie 22 - été 2020

Éditorial

Confinement 2.0 - Le Covid-19 a vidé la ville. L’espace public était désert, les parcs et jardins fermés. Aucun avion ne sillonnait le ciel, aucun bateau ne faisait des remous sur les fleuves.

Les canaux de Venise étaient comme figés. Le seul vrai trafic était sur Internet. Une situation inédite que même les plus anciens, qui ont connu la dernière guerre mondiale et ses périodes de couvre-feu, n’avaient pas vécue. Ce virus sournois, qui s’est méchamment invité dans notre vie quotidienne, frappant les métropoles sur toute la planète, a tétanisé la population et paralysé l’économie. Dans ce contexte anxiogène, on a tous découvert le confinement en réponse à l’injonction à “rester chez soi”. Confinés mais connectés ! D’après un sondage Odoxa à propos de l’impact du numérique sur la crise sanitaire et “le monde d’après”, deux tiers des Français comme des Européens sont convaincus que le confinement n’aurait jamais pu réussir sans le numérique et les nouvelles technologies. Les adeptes de Zoom, Teams et autres plateformes collaboratives se sont comptés par millions. Télétravail, télé-enseignement, télémédecine principalement et même téléconcert planétaire : “One World: Together at Home”, organisé grâce au numérique le 19 avril à des fins caritatives, a été l’un des grands moments culturels de ce confinement. Pour le sociologue Jean Viard, “ce qui restera c’est 1929, la Grande Dépression, et 2020, le Grand Confinement”.
Si la “visio” a changé notre vision de l’espace, dans une reconfiguration du travail à distance et des relations sociales par écrans interposés, sans oublier l’efficacité du e-commerce, le confinement a mis les habitants dans la situation d’évaluer, comme jamais, leur logement devenu également lieu de travail et d’enseignement. Nombre d’architectes interrogés sur cet hypothétique “monde d’après” ont mis en cause le logement qu’on fabrique aujourd’hui. “Je pense qu’il faudrait revenir à des notions de plaisir de vivre dans la ville et dans les appartements, c’est tout à fait nié”, a déclaré Jean Nouvel.
Et les bureaux, vont-ils se transformer plus vite que prévu en logements ? Il sera en effet intéressant de voir comment le télétravail, que 39 % des Français ont expérimenté depuis la mi-mars, va agir sur la demande d’espaces tertiaires qui a déjà beaucoup évolué avec le développement des lieux de coworking. Au regard de cette pandémie qui a entraîné de nouvelles règles de sécurité sanitaire, dont les gestes barrières et la distanciation physique, le défi est maintenant de gérer le paradoxe densification versus distanciation. Car la densification des villes est bel et bien à l’œuvre.
Francis Rambert

 

 

SOMMAIRE


LE THÈME

 

Après 2008, vers un écosystème numérique
par Octave Perrault
Transition ou révolution ? Le numérique reste, à juste titre, l’une des questions majeures de l’architecture contemporaine. L’expansion de ce domaine depuis plus de cinq décennies a marqué tous les aspects de la production architecturale - la conception, la construction, la profession, la recherche, l’expérimentation ou même l’histoire -, qu’elle soit réalisée par des architectes ou non. Passé les grandes heures de l’architecture paramétrique, les évolutions stylistiques sont portées par de nouveaux modes de vie connectés alors que le BIM s’est imposé comme l’outil de gestion de l’information architecturale par excellence. Construit comme une série de liens, ce texte d’introduction écrit par un jeune architecte se veut plus hyperlink que bibliographique, et plus nuage de points que linéaire. Dominantes ou émergentes, quelles approches pouvons-nous considérer comme réellement digitales ? État des lieux.

Révolution numérique et / ou condition “post-numérique” ?
par Antoine Picon
Transformation au moins autant sociétale et culturelle que technique, la révolution numérique soulève nombre de questions en termes de fabrique de l’architecture et d’évolution des agences, sans parler des fondements de la discipline. Une vingtaine d’années après le livre de Greg Lynn, Animate Form, on a l’impression de vivre une époque charnière.

La perspective d’un Bauhaus numérique
par Jian Zhuo
Quand l’intelligence artificielle a battu l’être humain au jeu de go, le signal était plus que donné. À Shanghai, l’école d’architecture et d’urbanisme de l’université Tongji a résolument mis le cap sur le numérique depuis 2003 à l’initiative de Siegfried Zhiqiang Wu. Pour les Chinois, le digital n’est pas un simple outil de conception mais une nouvelle source d’inspiration pour le concepteur. Chaque année depuis 2011, l’université accueille le workshop international “Digital Futures” et son nouveau recteur est un spécialiste de l’IA.

Déconstruire le numérique pour reconstruire le projet
par Mathieu Mercuriali
Depuis les années 1990, début de l’ère du paperless studio cher à Bernard Tschumi, les ordinateurs sont entrés en masse dans les agences, modifiant le mode de conception et de production des projets. Parallèlement, d’autres processus, plus participatifs, se sont mis en place ces dernières années dans les territoires. Qu’est-ce qui “fait projet”, c’est la question.

Au-delà de l’instrument
par Giuseppe Pullara
Mais qu’en est-il du dessin, du concept ? Au pays de Léonard de Vinci, la digitalisation de l’architecture change les pratiques comme l’enseignement du projet. Pour autant, s’il ne saurait y avoir de totale adhésion, il n’y a pas de véritable blocage à l’égard de ce phénomène qui ouvre par ailleurs un champ créatif. Entre réserve et fascination, enquête dans des agences et dans les écoles d’architecture des universités Roma Tre et La Sapienza et de l’IUAV.

La révolution numérique, un nouvel universalisme ?
par Fabien Bellat
Si certains pays du globe sont partagés entre pratique à l’ancienne et culture digitale, la transition numérique est bien à l’œuvre dans les écoles d’architecture. Et si certains logiciels préparent clairement les étudiants à l’utilisation du BIM, il existe un éventail de possibilités à côté d’AutoCAD, avec lesquelles les futurs architectes savent jongler. Car l’enjeu est bien de passer de l’idée au réel.

Les architectes vont-ils devenir des superviseurs ?
par Pascal Terracol
Tandis que le BIM augmenté fait son chemin, l’intelligence artificielle sème pour le moins une grande perplexité dans la communauté architecturale. Le deep learning va-t-il laisser la main à l’architecte pour garder la cohérence du projet ? Le generative design, producteur d’esquisses à l’infini, risque-t-il de réduire la capacité créative de l’auteur ? Quelles seraient les options pour l’enseignement et la recherche, dès lors qu’on parle d’intelligences pour l’architecture ?

Au filtre d’Insta, l’architecture capturée
par Philippe Trétiack
Numérisée, l’architecture a envahi les écrans, quitte à devenir un décor. Si les touristes en sont friands dans leurs déambulations citadines, les architectes aussi se servent de plus en plus des réseaux sociaux et des sites spécialisés pour leur propre communication. Dans ce flux incessant d’images, une façade en chasse une autre, un bâtiment en pousse un autre… Et si Instagram, avec son milliard d’utilisateurs, avait volé la vedette aux revues d’architecture ?

Modularité, paramétrisme, intelligence artificielle
par Christine Carboni
Repères chronologiques

 

L’ENTRETIEN

 

MASSIMILIANO FUKSAS
“L’hybride est le sujet dans notre monde contemporain”
Propos recueillis par Francis Rambert
Pour lui, l’architecture est politique, et son champ dépasse largement celui de la discipline. D’où son regard critique sur le monde contemporain et ses prises de position régulières dans la presse italienne. Ainsi, la Biennale d’architecture de Venise de 2000, qu’il a dirigée, exhortait à “moins d’esthétique, plus d’éthique”. C’est encore plus vrai aujourd’hui, pense l’architecte romain dont le travail avec Doriana Fuksas a vraiment changé d’échelle depuis l’entrée de la grotte de Niaux en France. En pleine crise sanitaire mondiale, il a créé un groupe avec des scientifiques et des chercheurs pour penser le futur différemment, d’une manière plus solidaire et plus durable. Dans cette réflexion sociale et écologique, qui croise l’économie, la santé et l’habitat, les questions de la pollution et de l’air conditionné prennent une place majeure.

 

L’ESPACE CRITIQUE


Tendance
Mais que se trame-t-il derrière la trame ?

par Richard Scoffier
Terragni, Sol LeWitt, Superstudio semblent venir aujourd’hui hanter les derniers espaces constructibles des villes françaises. Que signifient ces trames neutres équipées ou décorées qui envahissent doucement notre paysage urbain ?

Au cœur du laboratoire latino-américain
par Marie-Hélène Contal
Depuis sa création il y a treize ans, le Global Award for Sustainable Architecture se veut moins un lieu de consécration qu’un observatoire.
Il s’attache à repérer des architectes-chercheurs qui inscrivent leur démarche dans une conscience des grandes transitions, contribuant, là où ils sont, au changement de paradigme. Sous cette lentille, l’Amérique latine, avec quatorze lauréats, révèle une scène d’innovation particulièrement vivace. Elle le doit à ces ruptures en cours, écologiques mais aussi urbaines, démographiques, économiques avec la globalisation.
Émerge alors un rationalisme éclectique.

Nouvelle vague sur le canal de l’Ourcq
par Sophie Trelcat
Dans une ancienne zone industrielle bordant le canal de l’Ourcq à Pantin, en déshérence il y a peu encore, les architectes de l’agence CAB ont livré 44 logements sociaux. L’opération est l’un des maillons de la reconquête des berges du canal, une revalorisation territoriale inscrite dans le projet Plaine de l’Ourcq.

Bien dans la plaque
par Francis Rambert
Construite pour accueillir une centaine d’élèves, la nouvelle École nationale supérieure de la photographie à Arles s’inscrit dans un nouveau pôle culturel né de la reconversion de friches ferroviaires. C’est l’occasion d’un face-à-face entre Frank Gehry et Marc Barani. Chacun son répertoire dans cette scénographie urbaine et paysagère.

Olympiapark, la chance de l’inconscience
par Jean-Philippe Hugron
Construit pour les Jeux olympiques de 1972 à Munich, l’Olympiapark de Behnisch & Partner, avec ses prodigieuses toitures comme des tentes d’acrylique transparentes suspendues par des mâts métalliques, reste une icône de l’architecture légère. Réalisé cinq ans après le pavillon de la RFA à l’Exposition universelle de Montréal, où Frei Otto avait ouvert la voie, cet ensemble paysager, creusé dans le sol, se prépare pour une rénovation profonde à l’approche de son cinquantième anniversaire.

Le laboratoire urbain
Chez soi à Billancourt

par Jean-François Pousse
Tandis que Dominique Perrault amorce la transformation du 57 Métal, vestige des usines Renault, et que le projet de l’île Seguin, après avoir abandonné ses tours, prend une autre tournure avec Christian de Portzamparc, on peut prendre la mesure de la réalité construite sur le Trapèze, dont 5 000 logements. Soit un laboratoire urbain de 1,2 million de mètres carrés placé sous le signe de la densité, territoire d’application du macrolot, le tout en relation avec l’espace public selon un plan conçu par Patrick Chavannes en 2003 d’après un concept global de Jean-Louis Subileau.

Entre critique et prospective
par Mélanie Meunier
Disparus quasiment en même temps, cet hiver, Yona Friedman et Michel Ragon auront partagé l’aventure de la futurologie. Retour sur une rencontre.

Sans feu ni lieu
par Rémi Guinard
Être assigné à résidence, être confiné à son lieu amène à revoir son espace, son territoire. L’évasion par Internet offre une porte de sortie, mais jusqu’où ? Viendra un moment où il s’agira d’“effacer l’historique”. Le cyberespace, avec l’angoisse de la traque, la survie en autarcie dans un lotissement déprimant, n’est pas de nature à nous détendre. Et le journal d’exil d’un Afghan, tenu par mobile interposé, nous laisse sur le qui-vive. Reste alors à nous replonger dans le chef-d’œuvre de Kiarostami Où est la maison de mon ami ?, qui poétise le drame d’un enfant pris entre deux villages.
• Effacer l’historique, de Benoît Delépine & Gustave Kervern (France, 2020, 106 min).
En salle le 23 décembre (sous réserve).
• Midnight Traveler, de Hassan Fazili (USA / Royaume-Uni / Canada, 2019, 87 min).
En salle prochainement.
• La Nuit venue, de Frédéric Farrucci (France, 2019, 95 min).
En salle le 15 juillet.
• Vivarium, de Lorcan Finnegan (USA / Belgique / Irlande, 2019, 98 min).
Reprise en salle depuis le 22 juin.

Enseignement
La beauté guérit
par Georges Heintz
Par cette rubrique ouverte il y a un an, Archiscopie poursuit son panorama de l’enseignement de l’architecture à l’heure des grandes transitions écologique et numérique. Après Montpellier, Paris-Malaquais, Paris-Val de Seine et Paris-Belleville, c’est à l’une des figures de l’école de Strasbourg que nous donnons cette fois la parole. Georges Heintz, qui aura passé huit ans auprès de Rem Koolhaas et Elia Zenghelis à l’OMA à Rotterdam, enseigne depuis une bonne trentaine d’années. Cet ancien pensionnaire de la Villa Kujoyama au Japon, qui a été président de l’International Forum of Young Architects pendant neuf ans, a toujours eu une activité internationale, que ce soit comme professeur invité (Stuttgart, Sofia, Hô Chi Minh, Louvain) ou en tant qu’organisateur ou participant à des workshops, principalement en Europe (Berlin, Karlsruhe, Innsbruck, Venise, Naples, Bucarest, Bruxelles) mais aussi à l’université Tongji, à Shanghai. Il nous livre son point de vue humaniste revendiquant le droit à l’esthétique.

 

LA BIBLIOGRAPHIE
 


 

Trimestriels parus