Archiscopie 20 - octobre 2019

Éditorial

Une affaire d’intelligence - 1 h 59’ 40’’ ! Le record du marathon est tombé cet automne à Vienne : sous la barre des deux heures pour parcourir 42,195 km.

Mais, finalement, la performance historique de l’athlète kényan Eliud Kipchoge ne sera pas homologuée à cause de l’aide logistique dont il a bénéficié. Des “lièvres” (42 coureurs de haut niveau), des chaussures repensées (éloge de la conception, soit dit en passant) et des voitures équipées de lasers imprimant sur la voie le rythme à suivre. La technologie s’est infiltrée encore un peu plus dans l’histoire du sport. Smart Vienna ?
Pendant ce temps, les villes, de par le monde (Amsterdam, Londres, Moscou, Dubaï, Abou Dhabi, Songdo…), courent après la technologie pour devenir la smart city la plus performante. Mais que signifie au juste ce concept traduit en français par “ville intelligente” ? Une quête d’optimisation, l’idée étant de maîtriser au mieux les questions de mobilité, de sécurité (avec notamment la reconnaissance faciale), mais aussi d’énergie et de climat. Dans cette aventure 2.0, tout est affaire de données et de capteurs… Cela s’empile, se stocke, comme l’analyse Benjamin H. Bratton dans son ouvrage The Stack1, une théorie de la transformation de l’espace global par la digitalisation. Parallèlement, le commerce a bien compris l’avantage qu’il y avait à utiliser ces techniques. La fonction “localisation” sur nos smartphones accélère le flux tout en nourrissant la compilation des données.
Et tandis que Barcelone déclare dans les rues, à l’occasion de son Smart Mobility Congress, que “dans les dix ans à venir les transports vont changer plus vite que dans les cent dernières années”, un grand fabricant d’ordinateurs annonce, lui, dans les couloirs de l’aéroport Roissy – Charles-de-Gaulle, que “le big data réinvente nos villes”. Quant au réseau social Instagram, il se charge de relayer les images en temps réel quoi qu’il arrive. À l’évidence, les urbains que nous sommes ne peuvent échapper à ce phénomène smart où l’algorithme est roi, on parle même de “smartivistes”… Mais il faudra évaluer l’impact de la smart city sur l’environnement, d’abord en termes esthétiques, les data centers produisant généralement d’horribles boîtes (il est temps d’en faire un sujet d’architecture), puis en termes énergétiques car, fonctionnant 24 heures sur 24, ce sont des ogres en matière de consommation électrique (dont 40 % pour le refroidissement). Des installations, voire des villes émergentes qui, à l’instar des fermes géantes pour l’hydroponie, peuvent aussi dévorer le paysage, comme s’apprête à nous le montrer Rem Koolhaas l’année prochaine au Guggenheim de New York dans son exposition sur la campagne2.
Et l’intelligence de la ville dans tout ça ? Les architectes, les urbanistes, les paysagistes la placent ailleurs : dans l’analyse des situations, dans la reformulation des questions et dans leurs réponses contextualisées.
Francis Rambert

1 – The Stack. On Software and Sovereignty, Cambridge (MA), The MIT Press, 2016.
2 – “Countryside: The Future”, musée Guggenheim, New York, à partir du 20 février 2020.

 

 

SOMMAIRE


LE THÈME

La smart city. Miracle ou chimère 2.0 ?
par Olivier Namias
De la technologie, toujours plus. C’est ce qui manque à la ville pour qu’elle devienne enfin performante et résolve les maux dont elle souffre : congestion, pollution, consommation énergétique excessive, déficit d’implication citoyenne… Voilà en substance le message martelé depuis plus de quinze ans par les partisans de la smart city. Ce modèle urbain si prometteur semble cependant déjà dépassé alors que sa réalisation débute à peine. Toujours plus perméable aux nouvelles technologies, la ville n’a pas attendu ce concept pour être intelligente.

À la confluence de l’intelligence et du collectif
par Gabriel Ehret
En 2015, Lyon remportait l’appel à projets “Smarter Together”, lancé par la Commission européenne. Le laboratoire urbain de Lyon Confluence, presqu’île en pleine mutation, est au cœur de la stratégie de la capitale régionale. Hôtel de logistique urbaine, institut de recherche technologique, montée en puissance du photovoltaïque figurent notamment dans l’arsenal des outils pour y parvenir.

Le cauchesmart
par Philippe Trétiack
La smart city ne fait pas rêver. D’autant qu’une certaine confusion s’est installée entre la ville intelligente et la ville sûre. La sécurité passe par la surveillance. Rares sont les villes, comme San Francisco, qui ont banni la reconnaissance faciale. Et tandis qu’en Chine l’espace urbain est truffé de capteurs, les Américains stockent les data au fin fond de l’Utah. Pendant ce temps-là, le GPS guide allègrement les touristes dans le cœur des villes comme si de rien n’était.

La smart city nous rend-elle intelligents ?
par Philippe Panerai
Emmagasiner des données et devancer nos pensées, telle est l’une des fonctions de la smart city qui pourrait altérer notre capacité de jugement. Et si l’on essayait plutôt de retrouver une intelligence de la vie en ville ? Soixante-dix ans après la parution du roman 1984 de George Orwell, cela vaut peut-être la peine...

Smart city, version russe
par Fabien Bellat
Cinquante-six ans après Zelenograd, ville scientifique construite au nord de Moscou, la capitale russe achève la réalisation du pôle technologique de Skolkovo, au sud-ouest de la métropole. Lancé en 2008 dans un esprit d’ouverture internationale par le président Medvedev, ce projet repris par Vladimir Poutine est aussi la marque d’une intéressante coopération franco-russe. Dans un masterplan conçu par AREP en pleine nature, Valode & Pistre a réalisé le Technopark de 250 000 m2, taillé pour accueillir des start-up et abriter le plus grand laboratoire de métrologie du monde. Un bâtiment de 600 m de longueur.

Un outil pour ouvrir les portes de la culture
par Éric Garandeau
Lancé le 1er février dernier, le pass Culture est un dispositif qui, avec un crédit de 500 €, permet aux jeunes de 18 ans d’avoir plus facilement accès aux arts et à la culture. Aujourd’hui en phase d’expérimentation, cette action portée par le ministère de la Culture pose aussi la question du passage à l’acte culturel dans la smart city. Archiscopie a demandé à l’un de ses concepteurs d’en expliquer les enjeux.

Smart city. Fictions, expérimentations, innovations
par Christine Carboni

 

L’ENTRETIEN

 

PHILIPPE RAHM
“Aujourd’hui, la forme ne suit plus la fonction, elle suit le climat”
Propos recueillis par Francis Rambert
Formé à l’EPFL de Lausanne et à l’ETH de Zurich, il a choisi Paris comme base. En changeant radicalement d’angle de vue, Philippe Rahm, architecte, chercheur et enseignant, a entrepris une redéfinition du vocabulaire de l’architecture. Il l’applique dans ses installations-manifestes (Hormonorium, Digestible Gulf Stream…) lors des biennales où il est invité comme dans ses projets, de Taichung à Milan en passant par la Maison de la radio à Paris. Son approche environnementale l’a amené à remettre en cause la célèbre formule de Sullivan selon laquelle la forme suit la fonction. Il invite ainsi ses étudiants à concevoir désormais l’architecture en fonction du climat.

 

L’ESPACE CRITIQUE


Tendance
Libérez l'ascenseur

par Richard Scoffier
Parmi toutes ces choses que les constructeurs emprisonnent dans les gaines de leurs bâtiments - les eaux usées, les vide-ordures, les tuyaux de gaz et les câbles électriques -, la condamnation la plus injuste reste, après celle du malheureux escalier, l’isolement à perpétuité de  l’ascenseur dans sa cage de béton…

À Berlin, le dialogue entre Schinkel et Chipperfield
par Serge Santelli
Vingt ans après l’adoption de son masterplan pour la transformation de l’île aux Musées, David Chipperfield, dont on a apprécié l’intervention
sur le Neues Museum, qui lui a valu le prix Mies van der Rohe en 2011, met un point final à l’opération avec la création d’une nouvelle entrée. Illustration du rapport fécond entre création contemporaine et patrimoine au cœur de la capitale allemande.

Les yeux ouverts
par jean-François Pousse
Célèbre pour ses jardins, le musée Albert-Kahn à Boulogne-Billancourt abrite notamment une collection de films, d’autochromes et de stéréoscopies noir et blanc. Avec un nouveau bâtiment qui se signale par un jeu de plaques de métal, Kengo Kuma poursuit la transformation de ce site imaginé par un passionné d’Extrême-Orient et qui est aujourd’hui une pièce majeure du projet de la Vallée de la culture lancé par le département des Hauts-de-Seine.

Bloc minéral versus rideau végétal
par Sophie Trelcat
En lisière de forêt, Dominique Lyon n’a pas cédé à la tentation de “naturaliser l’architecture” mais s’est consacré, à l’inverse, à “architecturer la nature”. De ce parti pris résulte un bâtiment de brique dédié à l’enseignement de la physique, nouvelle pièce du campus universitaire de Paris-Saclay, qui poursuit le développement de son cluster scientifique.

Un pavillon de noble extraction
par François Lamarre
Après plus de vingt ans de travail sur la pierre, l’Atelier Perraudin, désormais père & fils, éprouve le matériau sur une maison individuelle érigée en zone inondable, dans la Drôme. L’exercice valide une écoconstruction accessible et confortable qui dégage une forte impression d’espace à partir de petites portées entre points porteurs. Très présente, la structure en matériaux naturels façonne l’habitation et donne l’ambiance.

L’ambition de revisiter La Grande-Motte
par Francis Rambert
Imaginer une suite à l’œuvre de Balladur, tel est le défi auquel fait face François Leclercq, lauréat du concours d’urbanisme pour la transformation de la cité touristique conçue au temps des grandes opérations gaulliennes. Reconfigurer le port autant que développer la ville, tel est le programme de cette mutation enclenchée pour s’achever à l’horizon 2030. Mais le véritable enjeu est d’assurer la transition d’une station balnéaire vers une ville à part entière dans l’aire métropolitaine de Montpellier.

Seigneur s’en est allé
par Aldric Beckmann
Il y a trente ans, il signait la scénographie et le graphisme de l’exposition “Temps sauvage et incertain”, un moment fort de l’Institut français d’architecture, du temps de la rue de Tournon… Inattendue, la disparition de François Seigneur, le 9 octobre dernier, a secoué le milieu de l’architecture, tant la figure de cet architecte artiste et scénographe occupait une place à part sur la scène de la création. Sorti de l’École Boulle en 1961, il avait choisi d’entrer aux Arts déco (dont il fut diplômé en 1964) avant de prendre le chemin de l’architecture via l’agence de Claude Parent. C’est là, à Neuilly, qu’il rencontre Jean Nouvel avec qui il poursuit un temps son parcours, de la transformation du théâtre de Belfort à l’aventure “manifeste” de Nemausus. Par ailleurs, son nom est attaché au concept radical, autour de l’idée du vide, du pavillon français à l’Exposition universelle de Séville en 1992, réalisé par Viguier et Jodry. Avec Sylvie de la Dure, il fonde une agence, à Arles, dont l’œuvre majeure reste le mémorial d’Alsace-Moselle réalisé en 2005 à Schirmeck, dans le Bas-Rhin, avec son grand belvédère de béton brut. Après avoir imaginé plusieurs “unités d’habitations autonomes” (de Denain, dans le Nord, à Marseille en passant par le Paris haussmannien), engagé dans la transition énergétique et très critique à l’égard du greenwashing ambiant, il crée Architectonomes en 2006, une association visant à promouvoir des ensembles collectifs autonomes en énergie, autogérés et polyfonctionnels. Archiscopie a demandé à un architecte qui a beaucoup appris de lui d’évoquer sa mémoire.

Jean-Pierre Lyonnet, l’amateur d’architectures
par Christine Desmoulins
Illustrateur et défenseur du patrimoine moderne, Jean-Pierre Lyonnet, disparu le 25 septembre à l’âge de 67 ans, était venu à l’architecture par la déambulation urbaine. Ainsi découvrit-il, il y a trente ans, le travail d’Hector Guimard pour qui il fonda un cercle en 2003 afin de promouvoir l’œuvre de la grande figure de l’Art nouveau. Pour autant, il n’y avait pas d’exclusive chez ce passionné d’architecture qui portait aussi son regard sur Ledoux et Mallet-Stevens. Hommage à l’homme qui aimait à s’habiller en blanc.

Villes illuminées, histoire d’un paysage nocturne
par Guy Lambert
La question de l’éclairage, sujet aujourd’hui à de nombreuses mutations, bénéficie d’un approfondissement des connaissances historiques. Les publications récentes témoignent à la fois des perspectives nouvelles ouvertes par la recherche et de la conscience des enjeux contemporains. À n’en pas douter, elles nourrissent les réflexions actuelles.
• Agnès Bovet-Pavy, Lumières sur la ville. Une histoire de l’éclairage urbain, François Bourin / Arte Éditions, 2018.
• Stéphanie Le Gallic, Lumières publicitaires. Paris, Londres, New York, CTHS, 2019.
• Hollis Clayson, Illuminated Paris. Essays on Art and Lighting in the Belle Époque, The University of Chicago Press, 2019.

Drôles de drones
par Rémi Guinard
La ville, en mutation ou en morceaux, est le nouveau terrain de jeux pour les outils technologiques contemporains. Par le documentaire ou l’œuvre de fiction, le cinéma nous renvoie l’image de cette infiltration, comme en témoignent le Paris de Cédric Klapisch, Montfermeil vu par Ladj Ly, la ville martyre d’Alep cadrée par Waad al-Kateab ou le village-rue imaginaire du Sertão, personnage central du dernier film de Kleber Mendonça Filho.

Enseignement
Retour à l’essentiel
par Jean Mas
Archiscopie poursuit son panorama de l’enseignement de l’architecture en France à l’heure des grandes transitions écologique et numérique. Après Montpellier et Paris-Malaquais, zoom sur l’ENSA Paris-Val de Seine avec la pédagogie de Jean Mas, formé lui-même dans le moule du groupe Uno d’Henri Ciriani. C’est après avoir travaillé chez Richard Meier à New York puis chez Philippe Starck qu’il fonde avec ses associés Ateliers 2/3/4/. Architecte-chercheur au laboratoire EVCAU, il s’attache à mettre en place la recherche par le projet.

 

LA BIBLIOGRAPHIE
 


 

Trimestriels parus