Archiscopie 28 - janvier 2022

Éditorial

L’eau, nourricière - L’eau peut se montrer terriblement dévastatrice. L’actualité nous le rappelle sans cesse, avec la rage des torrents ou des rivières et autres violents épisodes cévenols, les inondations dramatiques et l’inéluctable montée des eaux à l’échelle du globe.

 L’élévation du niveau de la mer et l’accélération de l’érosion, en modifiant le trait de côte, menacent des populations, leurs habitats et des lieux de patrimoine, telle Varengeville-sur-Mer en Normandie, dont l’église et le cimetière marin sont en danger. Sur le front des villes côtières ou portuaires, la mobilisation est devenue prioritaire, car il s’agit de trouver des solutions durables.
Et si, parallèlement, et sans déni aucun, à l’heure d’une quête de résilience, on regardait les choses d’une manière plus constructive et réparatrice ? En matière de relation à l’eau, la nature nous donne des exemples extraordinaires. Avec ses colonnes de basalte multiséculaires, la Chaussée des Géants, sur la côte de l’Irlande du Nord, nous invite en effet à réapprécier les choses. Tout est là, dans cette exceptionnelle composition aussi géologique que géométrique, 100 % naturelle. Et l’on ne peut que goûter la subtilité du canal des moines à Aubazine, en Corrèze, douce et savante saignée dans la montagne, créé pour alimenter en eau l’abbaye cistercienne et ses jardins médicinaux.
On sait l’importance de trouver de nouveaux équilibres dans les grands territoires urbains. En 2008, la consultation pour l’avenir de la métropole du Grand Paris avait d’ailleurs focalisé sur la question de ce rapport à l’eau, nous amenant même à “dézoomer” pour élargir la réflexion jusqu’à la mer, à l’initiative d’Antoine Grumbach. Et Jacques Rougerie, qui a choisi depuis longtemps la voie de la prospective, hier avec ses villages sous-marins et aujourd’hui avec SeaOrbiter, nous rappelle qu’“il ne faut pas lutter contre l’eau, mais faire avec”. La reconquête des berges dans les territoires fluviaux va dans ce sens. Au-delà de l’ingénierie hydraulique, l’enjeu est de tirer parti de ce fluide vital pour construire un autre écosystème, où l’architecture joue un rôle primordial.
Depuis l’Antiquité, les architectes ont savamment distillé l’eau dans leurs projets. Si les temples d’Angkor ou le château de Chenonceau sont des références sur le sujet, la période contemporaine n’a pas manqué de confirmer que cette rencontre est bien source d’équilibre et de bonheur esthétique. Wright nous régale encore avec sa maison sur la cascade, tout comme Barragán avec ses écuries de San Cristobal ou sa fontaine des Amants. Et parmi les œuvres de Jean Nouvel qui ont l’art de venir au contact de l’eau, le centre culturel de Lucerne ainsi que le musée du Louvre Abu Dhabi célèbrent, chacun dans son contexte, la pérennité de cette relation.
L’architecture sait capter l’eau pour mieux cadrer le regard. Et s’il s’agit de bien autre chose que d’une facile capture d’écran, cela fera toujours de belles photos sur Instagram.
Francis Rambert

SOMMAIRE


LE THÈME

 

Architecture de l’eau, une présence au monde
par Jean-François Coulais
D’Angkor, cité hydraulique, à l’Alhambra de Grenade, où l’eau joue un rôle central dans la composition, en passant par les magnifiques ponts-barrages d’Ispahan, l’architecture sait capitaliser cette richesse hautement symbolique qu’est l’élément aquatique. L’enjeu est alors pour l’architecte, entre géographie et topographie, d’allier la conception spatiale à l’intelligence de l’eau. Démonstration est faite de Kahn à Zumthor, et la théorie de la “ville poreuse” de Secchi & Viganò nous invite à revoir la canalisation systématique des eaux urbaines. Tout en répondant à l’urgence climatique, il ne faudrait pas oublier ce lien que l’on peut tisser avec la nature.

Quand relation rime avec articulation
par Mathieu Mercuriali
De la campagne à la ville, du territoire à l’urbain, de l’urbain au quartier, l’eau s’affirme souvent comme un élément majeur dans l’articulation des échelles de projet. Au-delà de la seule architecture hydraulique qui a marqué en son temps l’aménagement du territoire, c’est aujourd’hui une autre approche qui est à l’œuvre, intégrant notamment des zones humides associées à des systèmes de récupération des eaux.

Au-delà de la dimension plastique et ludique
par Jean-Pierre Le Dantec
L’eau a de tout temps participé à l’agrément et à l’ornementation des compositions paysagères. Aujourd’hui, les enjeux climatiques ayant changé les priorités, il s’agit aussi d’améliorer la qualité de l’eau, de lutter contre les îlots de chaleur ou encore de maîtriser les effets de la montée des eaux. Condition première du vivant, l’eau s’impose plus que jamais comme un vecteur essentiel de notre survie collective.

Vers une résilience fluviale du territoire
par Ivan Blasi
De Madrid à Saragosse, de Cordoue à Sallent, l’Espagne s’est lancée dans une reconquête des rives de ses grands cours d’eau. Autant d’espaces qui ont récupéré une vraie valeur environnementale et sociale. Agenda climatique oblige, il s’agit aussi d’être en empathie avec le paysage et la nature.

Les Pays-Bas à fleur d’eau
par Jean-Philippe Hugron
Aménager, urbaniser… en un mot, bâtir, implique depuis des siècles, aux Pays-Bas, de composer avec l’élément aquatique. L’eau doit être maîtrisée et les perspectives climatiques invitent à penser l’avenir de territoires condamnés à disparaître si rien n’est fait. D’une stratégie de lutte à l’acceptation de la fatalité, ingénieurs et architectes veulent désormais faire avec, sans toutefois oublier qu’il importe aussi d’agir contre les évolutions de la nature.

Saint-Pétersbourg, la cité inondable
par Fabien Bellat
Fondée au XVIIIe siècle à l’embouchure de la Neva par Pierre le Grand pour servir de nouvelle capitale à la Russie, la ville de Saint-Pétersbourg se déploie entre canaux et bras fluviaux. Et si l’instabilité des sols a amené à la développer à l’époque sur des pieux comme à Venise, aujourd’hui le risque de montée du niveau des eaux appelle d’autres solutions.

Le Rhône, entre “correction” et renaturation
par Gabriel Ehret
Dans les interventions s’échelonnant le long du Rhône, depuis sa vallée d’origine jusqu’à l’orée de la Camargue, le curseur oscille entre deux pôles : endiguer ses eaux pour contenir les crues ou les laisser reprendre possession de territoires inondables. Désormais, génie civil et esthétique paysagère ne s’excluent plus mais peuvent faire projet ensemble.

Quand l’eau alimente la ville
par Nicolas Binet
Avec son thème “Villes vivantes”, la 16e session du concours Europan a bien naturellement conduit les candidats à travailler sur les relations entre la ville et l’eau ainsi que sur le rôle de ce fluide vital dans l’évolution des écosystèmes urbains. Entre vie maritime et vie fluviale, analyse.

Et vogue la cabane !
par Fiona Meadows et Chris Younès
À l’occasion de l’exposition “Et vogue l’architecture ! Projets flottants à l’ère du changement climatique”, retour sur le concours pour étudiants Mini Maousse 8 sur le thème de l’aquabane, auquel 342 équipes ont participé avec engagement, ingéniosité, imagination et poésie.

À côté de la flaque
par Philippe Trétiack
Élément sans forme mais pas sans matière, l’eau fait toujours couler beaucoup d’encre et envahit les écrans. Dangereuse dans ses débordements, l’eau est elle-même en danger. Si les villes sans fleuve ni rivière ont sans doute d’autres richesses à faire valoir, les cités qui ont établi une relation avec l’eau sont privilégiées. La littérature comme le cinéma s’en abreuvent. Le premier film serait le fleuve, aurait dit Jean Renoir. Réflexion.

Vers des swimscapes ?
par Mélanie Meunier
La nage en eau libre n’est pas seulement un sport aux dimensions olympiques, mais également un moyen de découvrir le territoire. Une expérience sensorielle qui croise la géographie du lieu et la recherche d’harmonie avec la nature. Une pratique non dénuée d’esthétique, que la littérature comme le cinéma ont déjà mise en perspective. Pas question de se laisser dériver pour autant.

Construire avec l’eau - L’eau au cœur de l’habiter, 1934-2022
par Christine Carboni
Repères chronologiques

 

L’ENTRETIEN

 

JACQUES ROUGERIE
Il ne faut pas lutter contre l’eau, mais faire avec
Propos recueillis par Francis Rambert
S’il aime à donner le cap, il n’est pas du genre “navigateur” solitaire, mais plutôt homme d’équipage. S’étant abreuvé très jeune à une culture de la mer, Jacques Rougerie a vite fait le lien avec l’espace. Tourné vers la prospective à l’aube des années 1970, l’architecte a notamment imaginé des refuges, comme des modules ou des fermes sous la mer, et publié Habiter la mer, livre culte révélateur d’un immense potentiel. En créant il y a treize ans une fondation qui porte son nom, dont le rayonnement international est indiscutable, il a fait le pari de la jeunesse pour creuser davantage l’imaginaire et les idées à développer dans ce domaine, y compris concernant la question cruciale de la montée des eaux. Il est par ailleurs l’auteur du projet SeaOrbiter, un vaisseau semi-submersible autonome conçu pour tirer parti de la puissance du soleil et de la force des courants afin d’explorer les océans. Explorer toujours, c’est le maître mot. En attendant de boucler le financement de ce projet inédit, il va participer aux Jeux olympiques de 2024 avec la réalisation de la base nautique de Marseille.

 

L’ESPACE CRITIQUE


Tendance
Quand l’escalier s’éveillera…

par Richard Scoffier
Oubliés les fastes de Versailles, du Vatican ou de l’opéra Garnier, les escaliers ont presque partout été emprisonnés entre quatre murs à l’abri des fumées par les pompiers. Pourtant il semblerait que ce simple élément puisse être considéré comme le fondement même de l’architecture.

Rogers, le high-tech haut en couleur
par Francis Rambert
Disparu à l’âge de 88 ans fin décembre, Richard Rogers s’est affirmé comme l’un des tenants du courant high-tech. Du Centre Pompidou au terminal T 4 de l’aéroport de Madrid-Barajas, c’est toute une ligne créative où la maîtrise technique est au service de l’espace, sans perdre de vue les dimensions urbaine, sociale et politique de l’architecture.

Retour à la terre à Romainville
par Olivier Namias
Exemple significatif d’agriculture urbaine, la ferme maraîchère a poussé à la verticale sur le terreau d’une ancienne cité des années 1960 remodelée dans le cadre d’une opération ANRU. Un projet conçu par Ilimelgo, équipe impliquée dans l’aventure biologique et qui a opté, là, pour une architecture industrielle où prospèrent légumes et autres champignons.

Galet et escalade
par Jean-François Pousse
Enveloppé dans ses bandes d’aluminium blanc très dynamiques, le nouvel Espace Mayenne à Laval, dédié au sport et au spectacle, non seulement se présente comme une métaphore du mouvement,  mais joue aussi le rôle d’un attracteur venant requalifier la périphérie.

Bofill, pionnier à ses heures
par Francis Rambert
Figure du postmodernisme, Ricardo Bofill, récemment disparu, a une longue histoire avec la France, de Paris à Montpellier en passant par plusieurs villes nouvelles. Le chef de file du Taller de Arquitectura a imprimé une marque bien plus moderne et inventive en Espagne. À Sant Just Desvern, dans la banlieue de Barcelone, l’architecte catalan a ainsi conçu simultanément deux opérations manifestes qui entrent en dialogue : les logements de Walden 7 et la Fábrica, icône de la transformation.

Microcosmes urbains
par Rémi Guinard
En Asie, la question urbaine est un sujet récurrent au cinéma, traité non sans férocité. Portrait d’une métropole en mutation paradoxale à Shanghai, urbanisme carnassier à Canton, patrimoine moderne en péril à Phnom Penh.
H6, documentaire de Ye Ye (Chine/Fr., 2021, 81’). En salles depuis le 2 février.
Guanzhou, une nouvelle ère, documentaire de Boris Svartzman (Fr., 2019, 71’). En salles depuis le 5 janvier.
White Building, de Kavich Neang (Cambodge/Fr./Chine, 2021, 90’). En salles depuis le 22 décembre 2021.

Enseignement
Regarder, énoncer, dessiner, construire
par Gricha Bourbouze
Archiscopie poursuit son panorama de points de vue sur la question de l’enseignement de l’architecture à l’heure des grandes transitions, écologique, démographique, numérique. Depuis trois ans, nous ouvrons nos colonnes à des enseignants qui donnent, à chaque fois, l’angle d’une pédagogie. C’est au tour de Gricha Bourbouze, dont le parcours, depuis 2007, dans des écoles très différentes comme Marne-la-Vallée, Versailles, Nantes et aujourd’hui Paris-Malaquais offre un éclairage particulier sur le questionnement. Il propose une méthode active en quatre temps dont le quatrième vise à construire. Basé à Nantes, Gricha Bourbouze est associé à Cécile Graindorge et est pleinement engagé dans la cause du logement. À cet égard, l’agence Bourbouze & Graindorge est l’invitée de la Plateforme de la création architecturale, cette saison, face à Peris + Toral Arquitectes, de Barcelone.
 

LA BIBLIOGRAPHIE
 


 

Trimestriels parus