Archiscopie 29 - avril 2022

Éditorial

Entre sensible et sublime - L’architecture est-elle toujours considérée comme un art aujourd’hui ? On peut se le demander, à entendre ceux qui voudraient nous faire croire que ce n’est plus le sujet, tant l’urgence écologique et la question sociale s’imposent dans les priorités.

Nul ne viendra ici contester le degré d’urgence absolue, vu l’état de la planète. Mais pourquoi écologique ne rimerait pas avec esthétique autant qu’avec éthique ?
Pourquoi faudrait-il, en effet, évacuer la dimension artistique de l’architecture ? Durant des siècles, l’architecture s’est imposée comme un art. L’art de construire, l’art de concevoir l’espace, l’art de penser la ville. Une belle trilogie traversée par la question esthétique, les architectes étant invités, avec les artistes, les sculpteurs et les peintres, à concevoir et à façonner une œuvre. L’architecture, clé de voûte des arts… La porosité entre les disciplines est telle que les limites se brouillent parfois. L’exercice du pavillon de la Serpentine Gallery le prouve chaque année dans les jardins de Kensington à Londres. On sait aussi l’influence d’artistes comme Donald Judd, Dan Graham ou Richard Serra dans le domaine de l’architecture, comme l’on apprécie la connivence d’un Olafur Eliasson ou d’un Yann Kersalé avec les architectes.
Qu’en est-il aujourd’hui de cette notion chère à Frank Lloyd Wright d’une architecture “mère des arts” ? On ne saurait ignorer que les architectes aiment à travailler avec les artistes, à l’image de Luis Barragán avec Mathias Goeritz, de Claude Parent avec Yves Klein, de Jean Nouvel avec Pierre-Martin Jacot, de Herzog & de Meuron avec Rémy Zaugg, Thomas Ruff ou Ai Weiwei, de Dominique Perrault avec Daniel Buren, de Tatiana Bilbao avec Gabriel Orozco… La liste ne saurait s’arrêter là tant la fertilité de leur relation est grande. Et elle se prolonge même dans le domaine des infrastructures ; depuis les parkings en silo ou en souterrain jusqu’au projet en cours du Grand Paris Express, qui scelle une collaboration architectes-artistes sans précédent avec ses 68 gares.
Le propos n’est pas de faire l’apologie de l’“architecture d’auteur” ou l’éloge de l’art, ni de célébrer la quête d’absolu. En revanche, l’enjeu est de replacer l’architecture dans son rôle essentiel - critique, nous rappelle Jean Nouvel - et indispensable pour les habitants comme pour les paysages. Il faut donc lui donner des chances d’échapper à la seule grille d’analyse économique ainsi qu’à la vague “générique” qui déferle sur le monde. L’important est qu’au-delà de la question énergétique, le projet parvienne à transcender les données du programme, qu’il s’agisse d’une usine, d’écuries ou d’un poste d’aiguillage...  “L’architecture est bien plus qu’un art et encore bien plus que des bâtiments”, résume Francis Kéré, le tout dernier Pritzker.
Au-delà de tout geste plastique, souhaité ou pas, l’architecture, art spatial et social, est aussi attendue comme un art de la transformation. Chacun y mettra ses mots, à l’image de la quarantaine d’architectes qui ont répondu à notre enquête. Nul doute que Fernand Pouillon aurait avancé que “le sensible est l’état ultime des choses”, comme il nous le rappelait dans les premières pages des Pierres sauvages.
Francis Rambert

SOMMAIRE


LE THÈME

 

Art-chitecture, l’éternelle question
par Philippe Trétiack
Entre art et technique, entre prototype et pièce unique, entre expérimentation et innovation, l’architecture oscille en permanence. Et tandis que la question esthétique interpelle autant le bâtisseur et le praticien que le concepteur et le théoricien, l’artiste plasticien intervient souvent dans le champ de l’architecture - et pas seulement dans des installations éphémères. Dans ce territoire de la création et de la fabrication de la ville, où les échelles et les disciplines se croisent, la dimension artistique fait toujours débat.

L’architecture, matrice des autres arts ?
par Jean-Pierre Le Dantec
Au-delà de sa puissance tectonique, l’architecture a été souvent interrogée dans ses fondements mêmes. Nombreux sont les intellectuels qui, depuis le poète Marsile Ficin à la Renaissance, se sont essayés à la situer, voire à la classer. Entre concept hégélien, éthique wittgensteinienne et discours lacanien, l’art de la construction pose question. Et les critiques d’art ont leurs réponses, John Ruskin en tête.

Enquête
L’architecture est-elle toujours un art ?

Une quarantaine d'architectes répondent
Qu’ils soient lauréats du Pritzker, du Praemium Imperiale, du Grand Prix national de l’architecture, du Grand Prix de l’urbanisme ou des Albums des jeunes architectes et paysagistes, qu’ils soient théoriciens ou enseignants, ils sont tous engagés dans la pratique. À ce titre, le point de vue de ces architectes, exerçant en France ou à l’étranger, est particulièrement important, confrontés qu’ils sont tous à l’urgence écologique. Leurs positions, affirmées ou nuancées, composent un ensemble kaléidoscopique qui ne fait pas abstraction de la dimension artistique. Il y va de la spécificité de la pensée architecturale et de la culture constructive.

Artialiser l’architecture : grandeur et décadence de l’architecte artiste
par Olivier Namias
Faire de l’architecture un art accessible en transformant l’architecte en artiste : n’est-ce pas cette dynamique que l’on trouve derrière l’émergence du phénomène des starchitectes, au début des années 2000 ? Vingt ans après, quel bilan pourrait-on dresser d’une période qui vit le triomphe de l’art-chitecte ? Tentons brièvement de donner corps à cette hypothèse.

Une double identité qui oscille entre œuvre et ouvrage d’art
par Mathieu Mercuriali
L’architecture comme œuvre d’art est-elle l’expression du présent ? La question mérite d’être posée, d’autant que la dialectique entre art et architecture a fortement évolué au fil du temps, depuis la distinction entre ingénieurs et architectes au siècle des Lumières jusqu’à la création de bâtiments virtuels à l’aune des non-fungible tokens. Entre matérialité et matière numérique, la discussion s’engage.

Sortir de la zone de confort
par Dominique Lyon
“Une maison est une œuvre d’art”, affirme Kazuo Shinohara. Cette formule sans ambiguïté amène à s’interroger sur l’interaction entre l’art et l’architecture, sans perdre de vue le système de production de l’œuvre. Qu’il s’agisse d’une architecture sculpturale, d’une recherche d’abstraction ou d’une œuvre en quête d’absolu architectural, tout est affaire de cohérence intellectuelle. Et si l’architecture avait besoin d’être défiée par l’art ?

En Allemagne, un message davantage axé sur le durable
par Sebastian Redecke
À l’aune du changement climatique, les choses évoluent en Allemagne. La pensée écologique a pris le pas sur l’approche esthétique. Dans ce contexte de l’“écologiquement correct”, où le “construire sainement” semble se faire jour, le mode constructif prédomine dans les débats. Pour autant, l’expérimentation n’est pas sans traduction esthétique, comme en témoignent l’Elbphilharmonie à Hambourg ou la nouvelle gare de Stuttgart.

Naoshima, la fusion en un espace hors du temps
par Cécile Asanuma-Brice
Dans le sud de l’archipel nippon, l’île de Naoshima est devenue une destination de tourisme culturel. Dans un site marqué hier par l’industrie, l’empreinte artistique a indéniablement pris le relais. Une reconversion enclenchée il y a une trentaine d’années à l’initiative d’un mécène, la société Benesse, engagée dans l’éducation. Artistes et architectes sont invités depuis à créer des œuvres en relation avec le territoire. Pour notre plus grand plaisir.

Moscou-Paris, l’art underground
par Fabien Bellat
Le métro peut être autre chose qu’un réseau de transport s’il ouvre son univers souterrain aux architectes et aux artistes. Dès les années 1930, celui de Moscou avait montré sa capacité à devenir un champ d’expression artistique. Un siècle après, les Franciliens découvriront l’ampleur d’un grand projet où la création est au rendez-vous de la mobilité : le Grand Paris Express, avec ses soixante-huit nouvelles gares. Faire bouger les lignes, c’est l’idée.

Une broche d’acier sur une robe de verre
par Gabriel Ehret
Fonctionnel et néanmoins artistique, c’est l’idée de ce parking silo très visible quai Charles Ravet à Chambéry, dont l’élaboration a associé une équipe d’architectes, Hérault Arnod, et un artiste, Krijn de Koning. Derrière cette collaboration se profile la démarche d’un galeriste lyonnais, Georges Verney-Carron, qui s’est toujours attaché à rapprocher ces disciplines en amont de la conception d’un projet dans la ville. Plus qu’un parking, c’est un belvédère.

Arts et architecture - Interactions, confrontations, questionnements, 1951-2021
par Christine Carboni
Repères chronologiques

 

L’ENTRETIEN

 

JEAN NOUVEL
J’ai toujours défendu la position d’une pensée architecturale critique
Propos recueillis par Francis Rambert
À l’origine, il avait choisi d’être architecte plasticien. Aujourd’hui auteur de plusieurs musées et lieux culturels dans le monde, et souvent impliqué dans des biennales, Jean Nouvel n’a pas cessé de s’intéresser à l’interaction entre art et architecture. Entre projets manifestes en certaines circonstances et attitude critique permanente, il défend plus que jamais l’idée d’une architecture située. Soit une culture du contexte qui l’amène à s’interroger sur le sens à donner aux œuvres construites. Le cube noir sur une mer d’asphalte en périphérie nantaise, le cube d’acier flottant sur un lac suisse, le “kilomètre rouge” au bord d’une autoroute italienne, le feuilletage de verre au milieu des arbres à la Fondation Cartier à Paris, les portes noires au cœur de la ville historique de Sarlat, le hors-d’échelle de la rose des sables pour le Musée national du Qatar… Entre connivence et correspondances, l’architecte revendique l’architecture comme un art, ce qui ne le dispense pas d’un engagement social et d’une attention particulière à la ville, bien au contraire.

 

L’ESPACE CRITIQUE


Tendance
Cordons ombilicaux

par Richard Scoffier
Le tuyau et le câble ont une histoire relativement récente en architecture. Imposés par les connexions à l’eau courante, au tout-à-l’égout, au gaz et à l’électricité, ils ont envahi brutalement l’espace construit dès le XIXe siècle. Des agents de la barbarie fonctionnelle, qui nous apportent pourtant l’eau et l’énergie nécessaires à la vie, tout en nous débarrassant de nos miasmes…

Métamorphose multifonctionnelle
par Jean-François Pousse
Au Havre, proche de la gare, le pôle Simone-Veil participe à la requalification d’un quartier déshérité. Articulé à un nouvel espace public, cet équipement, qui s’inspire des hangars portuaires, abrite culture et sport sous son toit, tout en développant sa propre esthétique à base d’inoxydables.

Rotterdam prend un bon bol d’art
par Francis Rambert
La décision d’installer le bâtiment des réserves du célèbre musée Boijmans Van Beuningen à Rotterdam au cœur d’un pôle culturel en centre ville amenait à se poser la question du statut de cet équipement, qui dépasse sa pure fonction de stockage pour devenir une œuvre d’art en soi. Un concept de réserves visitables signé MVRDV, doublé d’un attracteur urbain qui fait les délices des adeptes d’Instagram.

Renée Gailhoustet. Des racines pour la ville
par Sophie Trelcat
Avec Marcel Lods pour professeur, puis Jean Renaudie pour compagnon et complice, Renée Gailhoustet, figure de l’engagement dans l’architecture, a toujours milité pour habiter autrement. Dès lors, ménager les continuités, développer l’espace et dilater les hauteurs devient un objet de recherche permanente. Son œuvre, de la tour Raspail à Ivry-sur-Seine à La Maladrerie à Aubervilliers, l’atteste. Un bel exemple pour nous inciter à expérimenter encore et toujours dans le domaine du logement, social en priorité.

À l’opéra, entre architecture et cinéma
par Rémi Guinard
De la puissance d’un barrage hydraulique à la finesse d’une villa palladienne, l’architecture a su s’infiltrer sur la scène de l’opéra depuis une bonne quarantaine d’années, ce qui fait toujours les choux gras des critiques. Aujourd’hui, le public voit arriver de grandes figures comme celle d’Auguste Perret autant qu’il se voit proposer une immersion plus métropolitaine dans la forêt de tours de La Défense ou de paysages très minéraux. La vidéo s’invite alors pour participer au spectacle.
Reprises à l’opéra Bastille :
Elektra (Richard Strauss, 1909), mise en scène de Robert Carsen, du 10 au 29 mai 2022 ;
Parsifal, mise en scène de Richard Jones, du 24 mai au 12 juin 2022.


 

LA BIBLIOGRAPHIE
 


 

Trimestriels parus